o La chorégraphe Mathilde Monnier tente de danser autour et avec une jeune femme autiste. Valérie Urréa a filmé ces rapprochements : qui guide ou se laisse guider ? Comment accueillir le mouvement de l'autre ? Là où le corps autiste pose des questions au cinéma... o Fernand Deligny, qui très longtemps s'est occupé d'enfants autistes, disait : "Nous ne sommes pas là pour eux et ils ne sont pas là pour nous. Le et, dans cette entreprise, est moins abusif, moins illusoire, moins dangereux que le pour. Nous sommes là et eux aussi, à la recherche d'une cause commune, et à eux et à nous." 1 Le "et" précisément est l'enjeu de "Bruit blanc", film de Valérie Urréa, écrit avec la chorégraphe Mathilde Monnier, autour de Marie-France Canaguier, jeune femme autiste. Comment être avec Marie-France qui est enfermée dans son monde, comment trouver un lieu commun, un espace du partage et du lien ? Contre toute attente, le film débute avec la réponse : quelque chose a été trouvé, un spectacle se déroule devant la caméra, un duo entre l'autiste et la danseuse. Si Marie-France Canaguier ne le vit sans doute pas comme tel, néanmoins il s'agit bien d'un spectacle, avec décor, musique originale et danse. Marie-France, dont le système symbolique s'est construit dans une indépendance absolue, se donne finalement, avec l'aide de Mathilde Monnier, en représentation pour l'autre : elle s'extrait, sans le savoir mais probablement en le sentant, d'un enfermement. "Bruit blanc" débute, d'ailleurs, par un long plan sur un espace noir d'où les deux femmes sortent lentement en longeant un mur. C'est assez dire d'où vient le duo, de quelle absence, de quel lieu inconnu et innommable. La force de ce duo, évidemment improvisé, ne tient pas aux gestes, même s'il y a beaucoup d'étonnement à voir une autiste accepter une telle connivence des corps, mais plutôt à l'indétermination du mouvement. On a du mal à dire qui guide ou se laisse guider, laquelle des deux accueille le mouvement de l'autre, ce que renforce encore la mise en scène de Valérie Urréa jouant beaucoup du choc entre les valeurs du plan. La variation systématique du point de vue (plan rapproché / plan d'ensemble) témoigne que la nature et l'origine du mouvement ne se donnent pas tout simplement à voir, qu'il n'y a pas de bonne distance, qu'il faut essayer de piéger les choses. Figuration précise de la relation avec un autiste, on sait qu'il y a quelque chose qui passe de lui à l'autre, mais on ne sait pas dire quoi. Le spectacle fini, "Bruit blanc" revient sur le travail qu'il fallut pour en arriver là. Si le film se place explicitement sous le parrainage de Fernand Deligny, faisant entendre des extraits de ses textes, le projet est autre. C'est aussi que du temps a passé. Pour Deligny, et dans le film de Renaud Victor, "Ce gamin-là", l'essentiel était de rendre leur dignité aux autistes ou aux mongoliens, d'affirmer leur liberté fondamentale. D'où, dans "Le moindre geste", de Jean-Pierre Daniel par exemple, un grand souci contemplatif, une façon de laisser vivre et de regarder être Yves, le jeune mongolien au centre du film. Aujourd'hui que la dignité est acquise, l'autiste reconnu comme sujet, il est possible de déplacer le regard : de lui à la relation avec lui. Il n'y a donc rien de la vie quotidienne de Marie-France Canaguier dans "Bruit blanc", seulement une attention au couple qu'elle forme avec Monnier pendant les séances. La caméra elle-même, pourtant très mobile et très fureteuse, ne fonctionne pas comme troisième personnage. À preuve, quelques regards de Marie-France vers l'objectif. Certes, elle voit la caméra - du moins, voit-elle qu'il y a quelque chose là - mais son regard reste inexpressif ; si cela lui procure une émotion, comme on peut le penser, celle-ci n'atteint pas au visage. On assiste alors à un renversement violent de la doxa cinématographique (et aussi philosophique) qui faut du visage le siège majeur de la singularité individuelle. Un autiste est un être au visage opaque, difficilement lisible, à l'expressivité jamais claire - que veut dire un rire sur son visage ? Tout son langage s'est figé en une idiosyncrasie gestuelle, agitation des mains, poignet très souple, balancement du corps, son de porte qui grince que fait la voix. Il y avait donc une sorte d'évidence à faire cause commune avec Marie-France Canaguier par le geste, le contact, la peau, d'incessants transferts de poids ou de tension de l'une à l'autre, même et surtout si une psychiatre précise durant le film qu'il vaut mieux approcher les autistes de dos, qu'ils fuient le contact et le face-à-face. Mathilde Monnier a réussi à faire face à Marie-France Canaguier. Ce qu'elle danse avec elle relève d'une forme de Contact Improvisation, technique de danse qui cherche à instaurer une conversation par le toucher (pour résumer très vite). On peut regretter, en passant, que certaines interventions extérieures, qui jalonnent "Bruit blanc", redonnant souvent la primauté à la parole (les intervenants sont filmés assis et immobiles) et à l'information psychiatrique sur les autistes, brisent un peu l'élan par quoi tout le film s'approche de son sujet silencieux. On préfère celles des interventions qui participent effectivement à la mise en ouvre d'une relation avec Marie-France, comme lorsque le kinésiologue Hubert Godard s'essaye à son tour à travailler avec elle et échoue parce qu'il ne sait pas comment s'y prendre ni trouver sa place de guideur guidé. Reste l'essentiel : la force d'un film qui donne à voir un corps autiste prendre (provisoirement) langue avec le monde.
 __________ 1. Cité par Colette Mazabrard, Cahiers n°428

Stéphane BOUQUET
Les cahiers du cinéma
1er Avril 1999