Quand la ville danse

Mathilde Monnier met en scène Heiner Goebbels à Berlin
Heiner GOEBBELS / Mathilde MONNIER


Samedi 2 février avait lieu, à Berlin, la première mondiale de Surrogate cities : un spectacle fondé sur l’une des meilleures partitions de Heiner Goebbels présentée pour la première fois dans sa version « opéra », associant des professionnels et amateurs de la capitale allemande et superbement mis en scène par Mathilde Monnier.

De toute évidence, Surrogate cities est d’une envergure que la danse contemporaine – habituée de longue date aux restrictions budgétaires – ne peut que trop rarement se permettre. Fondé sur l’œuvre éponyme – une splendide partition pour grand orchestre, échantillonneur voix et mezzo-soprano – composée par Heiner Goebbels en 1994, révisée pour l’occasion avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin et présentée pour la première fois dans sa version « opéra », ce Surrogate cities est un projet au long cours, qui s’intègre dans le cadre d’un programme pédagogique et artistique engageant professionnels et amateurs issus de plusieurs communautés berlinoises. Au total, ils sont 130 danseurs, d’âges (de 7 à 77 ans…) et de conditions (sociales et physiques…) divers, vêtus le plus souvent d’habits ordinaires, à se mouvoir au sein d’un dispositif scénique dont le Philharmonique, toniquement dirigé par Sir Simon Rattle, occupe le cœur, et dont le public, installé sur des gradins répartis tout autour de l’aire principale, forme le dernier cercle. Il ne pouvait sans doute pas y avoir à Berlin d’endroit plus approprié que l’Arena pour accueillir cette sorte d’amphithéâtre moderne et répercuter tout ce que, en profondeur, le spectacle remue d’antique. Particulièrement marquant est le passage qui, à partir d’un texte de Heiner Müller, évoque la lutte fratricide entre les Horaces et Curiaces – lutte dont la symbolique résonne puissamment dans une ville telle que Berlin. Dans cette page superbement dramatique, Heiner Goebbels semble faire revivre la ferveur d’un Kurt Weill ou d’uns Hanns Eisler lorsque ceux-ci mettaient en musique Bertolt Brecht.
Il fallait certes posséder la carrure (et la carrière…) d’une Mathilde Monnier pour faire face à un pareil défi artistique et le relever si éclatante manière. Il fallait aussi, et surtout, savoir faire preuve d’autant de modestie que d’ambition pour ne pas tomber dans le piège de l’emphase mégalomane. Or, la vertu première de Monnier est précisément de ne jamais forcer la note et de réussir à tenir tout du long l’équilibre entre l’individuel et le collectif, parvenant ainsi à exprimer toute la substance de l’œuvre de Goebbels, pénétrante méditation sur les métropoles et ceux qui les peuplent. De la même façon que chaque habitant d’une grande ville est à la fois un être isolé et un membre du corps social, chaque interprète du spectacle – musicien, chanteur ou danseur – fait corps avec les autres sans abdiquer son identité propre – la partie n’étant jamais noyée dans le tout. En ce sens, Surrogate cities apparaît comme un modèle de création démocratique (au sens le plus exigeant du mot), plaçant chaque participant sur un pied d’égalité, et ouvre ipso facto sur l’horizon d’une cité idéale, dans laquelle les distinctions seraient non pas (surtout pas) supprimées mais sublimées. Si le spectacle tire sa force motrice de cette part d’utopie, ô combien grisante, il ne serait pas d’une telle intensité sans sa fragilité – si persistante qu’elle en devient bouleversante. Préférant la simplicité à la virtuosité, la suggestion à l’ostentation, usant de la vidéo avec une parcimonie avisée, Mathilde Monnier compose un ample réseau de figures et de gestes, qui fait écho au tissu serré dont chaque ville est constituée et dont la vision d’ensemble procure un sentiment de plein accomplissement.

> Surrogate cities de Heiner Goebbels, mis en scène par Mathilde Monnier, avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Simon Rattle, a été créé à Berlin, Arena, les 2 et 3 février 2008.

Jérôme PROVENÇAL
Mouvement.net