Mathilde Monnier a invité Viola Farber pour dire les éclats d'une mémoire de danse. Avec superbe et humour léger. On n'avait pas vu Viola Farber danser depuis dix ans : au festival de 1982, elle était passée quasiment inaperçue. Cette fois-ci, bien que sa présence dans " Ainsi de suite " n'ait pas été pensée d'un point de vu événementiel (plutôt le désir, chez Mathilde Monnier, de retrouver le fondement d'un héritage), on l'attendait comme un mystère. L'énergie et la détermination que porte en elle l'ex-égérie de Merce Cunningham -aujourd'hui cheveux poivre et sel, coupés ras avec un zeste d'esprit zen, l'oil toujours vaguement ironique ou amusé - sont une nouveauté à Montpellier, où l'on a davantage croisé la silhouette longiligne et fluide de Trisha Brown. Avec Viola Farber, c'est une autre notion de la liberté qui entre en scène, plus provocatrice et plus sauvage, assortie de rigueur absolue. Avec son entier consentement, semble-t-il, " Ainsi de suite " est une pièce qui révèle l'essentiel de l'esprit Monnier, autrefois danseuse chez elle : le rapport privilégié qu'elle institue avec d'autres artistes, en l'occurrence les musiciens Louis Sclavis et henri Textier, qui participent au spectacle ; le désir de netteté qu'elle imprime, en récusant toute amplification lyrique ; le refus d'une perspective narrative quelle qu'elle soit ; la permanence de l'esprit critique. Ce n'est pas rien. Hormis chez ceux qui ont déjà suivi son parcours, l'effet peut être surprenant, laisser indistinct, même si l'on a été manifestement séduit par certains moments du spectacle, pour leur ampleur émotionnelle, sans jamais avoir pu s'y complaire. En réalité, " Ainsi de suite " est tout à fait novateur et fort par ce qu'il met au jour, comme première fibre d'un fil d'Ariane à suivre ailleurs. La scène elle-même met en évidence un espace abstrait où les déplacements des danseurs fonctionnent par plans et sans profondeur. Les miroirs placés à gauche ne sont que des réflecteurs lumineux ; et l'un des moulins à vent installés dans le fond, renvoie par moment l'oil vertigineux de ses moires de méduse. Tout est renvoyé, comme dans un tableau abstrait, à la surface. Perfection et ironie La danse démarre par deux figures de claudication extrême (en mémoire de la maladie qui clouait au lit Viola Farber il y a quelques années), incessamment interrompue des envolées rapides et calligraphiques d'Anne Koren. Le ton musical est fait de ponctuations rythmiques, puis des notes fragiles d'un nocture de Beethoven qu'interprète au piano Viola Farber. Dans " Ainsi de suite ", la musique structure l'évolution (y compris dans ses moments de silence) ; la lumière, de même lignée, peut aussi découper les formes en des jeux de halos ludiques qui volent à l'obscurité l'emprise étouffante de ses ténèbres. C'est ainsi que l'on est amené à découvrir la quintessence d'une gestuelle : les bras très haut levés qui charpentent en élévation la ligne du corps, un mouvement sinusoïdal et serpentiforme, qu'arrête ensuite la stabilité virtuose d'une pose de héron. Ainsi de suite. Un autre moment du spectacle fait apparaître Anne Koren, Mathilde Monnier et Viola Farber, toutes trois vêtues de perruques et de robes noires, occasion d'une mise au point à l'égard de l'expressionnisme allemand et de l'hystérie formelle qui le caricature. Les deux gestuelles définissent en tout cas les deux aspects d'un climat : vouée à la perfection d'un côté, et à l'ironie de l'autre. Assise sur une chaise et déclenchant l'hilarité par l'avalanche de fleurs dont Joël Luecht la comble pour l'interrompre, Viola Farber en profite pour glisser très benoîtement quelques mots sur l'histoire du couvent des Ursulines (dont on espère, cela va sans dire, la transformation prochaine en centre chorégraphique national). Il n'empêche, à ce stade de la pièce (le dernier quart d'heure), Mathilde Monnier qui danse toujours au nom de la perfection, a déjà insufflé l'humour et une philosophie de la légèreté dans la part humaine de son spectacle (se rappeler par exemple l'épisode inspiré de films muets des chaises musicales ou les petits trios de la fin). L'humanisme qui en découle excède largement les habituelles limites de la liberté qui se raisonne. Les musiciens n'ont plus qu'à s'éloigner dans le noir, aussi aériens, et sur la pointe des pieds.

Lise OTT
Midi Libre
Dimanche 26 Juin 1994