Des jeunes du Petit Bard se jouent l'art devant la caméra Ils n'étaient jamais rentrés dans un musée. À présent ils se posent toutes les bonnes questions Chaude journée d'été dans les extérieurs inspirés de la Villa Saint-Clair, sur les pentes du mont du même nom, à Sète. Villa qui abrite l'école des Beaux-Arts de la cité de Paul Valéry. Ce lieu n'a pas été choisi au hasard par l'équipe du Centre chorégraphique national de Montpellier, pour tourner les dernières scènes du film "E". Un vingt-six minutes qu'il sera bien difficile de classer : ni un documentaire. Ni une fiction. En revanche un film de création, oui. Et avec des acteurs. Acteurs de leurs propres vies : ils sont huit à s'être déplacés ce jour-là. Huit jeunes du Petit bard, qui arrivent au terme de deux années de cheminement avec l'Art. "Franchement, quand on nous a fait la proposition, j'ai cru qu'on se foutait de notre gueule" se souvient Youcef Boukhalfa Bennaï. "C'est qu'il ne manque pas d'associations pour croquer des subventions en notre nom". Alors, un film pour parler d'art, c'était le bouquet. Imaginez la tête des autres jeunes du quartier ! "Bien sûr on était parti plutôt avec l'idée d'un spectacle de danse. Mais en fait, le monde de l'image les fascine plus" estime Mathilde Monnier, directrice du Centre chorégraphique, pour qui il s'agissait d'éviter "les stéréotypes du hip-hop ; donner la vision de quantité d'éléments sensibles très profonds, qui constituent ces jeunes aussi. Le rapport à la famille, au pays perdu, à la mère ; des choses parfois douloureuses, avec un va-et-vient très rapide et très riche du geste à la parole". Le film "E" a été imaginé autour des vingt-six lettres de l'alphabet. Dont une manquante. "E", comme "étranger". Pour l'une des séquences du tournage, on propose la lettre "A". Les associations d'idées fusent, parmi les jeunes acteurs : "A suivre" ; "Argent" ; "Artiste" ; "Arabe" ; "Argumentation" ; "Arabe artiste". Il y a des séries très travaillées. D'autres spontanées. De multiples combinaisons. C'est un énorme brouhaha de vannes, d'interjections, de "provocs" autour de la table. Entre mecs. Soudain la caméra se met à tourner. Un sérieux impeccable s'installe : "Délirer dans tous les sens, c'est un peu notre art à nous. Mais quand c'est sérieux, c'est bon" assure Hamid Kachcha. Dans cette affaire, ce garçon de 18 ans estime "avoir compris qu'il est important d'exprimer de façon réfléchie" ce qu'il a en lui. Parlons donc d'art, à la demande de l'animatrice du cercle. "Un artiste c'est un très bon agent commercial" s'exclame Gharib El Hamyouni, qui met d'emblée les pieds dans le plat. Explication : "Il arrive à faire croire n'importe quoi, et à le vendre très cher". C'est une question du prix de l'ouvre d'art - "un rond noir sur un carré blanc, comme on a vu à Nîmes ; au quartier on l'aurait brûlé !" - reste un mystère gênant au sein du groupe. Mais la discussion s'élargit sans cesse : "Toute personne qui cherche à comprendre finit par comprendre". En aparté, Saïd Zerioum se demande "si l'art n'est pas présent partout ; dans la nature. Et c'est gratuit. C'est le Bon Dieu qui l'a fait". Moyennant quoi, Gharib songe que, justement "l'homme cherche à s'approcher du beau de la nature". Et toutes questions qui sont celles de l'Art. Saïd en a encore contre l'art abstrait, "ces gribouillages que n'importe qui peut faire". À quoi Gharib, toujours, rétorque qu'au contraire c'est l'abstrait qui laisse chacun "complètement libre d'inventer son histoire". Quant à Sidi Majdi, 17 ans, il estime qu'il faut surtout "pouvoir se poser les bonnes questions ; s'interroger sur tout. Même cette tasse, posée là, elle peut m'emmener à penser très loin". Plus tard, dans une autre scène, Jawad Hbeich, compose en "Je" : "Je suis unique. Je suis moi-même. Je suis mortel. Je ne suis pas un autre. Je suis moi". Mais voici deux ans, comme les autres en rentrant pour la première fois de sa vie au musée, il s'était senti "dévisagé, suivi par la 'sécu', comme descendu de Mars". Et l'argent ? o La production du film "E" s'élève à 400 000 frs, dont 50 000 frs apportés par Midi Libre. Les jeunes n'ont pas été payés. Ils trouvent normal : "On le joue nature, même si on le fait sérieusement". Sérieux car "l'équipe professionnelle, elle, a beaucoup donné. On est des chevaux sauvages. C'est pas facile de nous approcher. C'est normal qu'eux on les paye". Mais après deux ans, ne s'attendant à "aucun changement concret dans notre vie matérielle", ils veulent au moins "garder le contact, voir ce qu'on fait du film. Qu'on nous laisse pas tomber sinon c'est la haine pour l'art". o

Gérard MAYEN
Midi Libre
28 Juillet 1999