Pudique mythe acide

Deux jeunes danseurs vont se glisser dans les tutus et les imperméables de Pudique acide. Mais revisiter cette pièce culte de la danse des années 80, créée par le duo Mathilde Monnier/Jean-François Duroure, c’est aussi se confronter aux souvenirs d’une époque.

Pour trivial, le fait est l’excellente mesure des mythes en matière de spectacle : il y a déjà trente à trente-cinq pré-achats (alors que la création n’interviendra que le 20 juin) pour la reprise de Pudique acide et d’Extasis. A comparer à la cinquantaine de dates de la version originelle qui n’a été donnée que dans six villes françaises. Carrière météoritique pour un duo qui en est arrivé à symboliser une époque. "En six mois, tout nous est tombé dessus, nous avions des moyens, de grandes salles, nous étions demandés partout", rappelle Mathilde Monnier, et Jean-Marc Urrea – aujourd’hui directeur délégué du CCN de Montpellier – entré dans l’aventure peu après la création de Pudique acide, d’ajouter : "nous avions vingt-trois ou vingt-quatre ans, on était pris dans un tourbillon et on essayait d’être sérieux. Nous étions sérieux d’ailleurs, mais embarqués dans un jeu formidable. Heureusement, nous avons été pris sous son aile par Thomas Erdos qui, à Avignon nous organisait des repas avec des inconnus qui voulaient nous avoir partout dans le monde."
Et c’est toute l’histoire d’une rencontre devenue symbole. Prenons Mathilde Monnier. Elle a vingt-cinq ans. Elle a dansé deux ans avec Michel Hallet-Eghayan et, en 1981, elle est entrée dans la compagnie du Centre national de danse contemporaine d’Angers sous la direction de Viola Farber. C’est là qu’elle rencontre François Verret dans les créations duquel elle fait équipe avec un jeune Avignonnais né en 1964. Jean-François Duroure est un feu follet qui a découvert la danse avec Marie-France Gautry et durant les stages des Hivernales d’Amélie Grand, Yano, Degroat et Tompkins…. Il est arrivé, toujours stagiaire, à Angers. Mathilde et Jean-François (Jef) font la paire, frère et sœur, alternativement ange et démon même cheveux courts, même regard fiévreux. "Pour une pièce de François Verret, je crois que c’était Latérale de Charlie, nous avions accumulé plein de matériau qui n’a pas servi, raconte Duroure, et nous avons décidé Mathilde et moi de l’utiliser pour nous." Mais ce sont les années 80 et ces deux là vont vite. Une bourse, les voilà tous les deux à New York. Pudique acide naît comme dans un film. "Nous l’avons donné la première fois dans un loft, un appartement privé ou presque. La loge était tellement minuscule que nous avions à peine la place pour nous changer, nous l’avons dansé là, il y avait quelques personnes, je revois très bien les lieux, mais je ne me souviens plus où", s’amuse Monnier.

Une pièce sous double influence
A l’époque, les Etats-Unis sont encore une manière d’Eldorado de la danse contemporaine. "Tout le monde allait là-bas ; les danseurs pour s’y former, les programmateurs pour y voir ce qu’était la danse post-moderne", se souvient Guy Darmet, qui reconnaît ne plus se souvenir de qui l’avait améne jusqu’à ce loft. "On m’avait dit qu’il y avait des Français qui donnaient un truc. Un bout de tutu dépassait d’un imperméable, c’était impertinent, vif, cruel, généreux, c’était si nouveau !"
La pièce est donnée en mars 1984 – personne ne se souvient de la date exacte – et immédiatement, Jean-François Duroure repart. Pina Bausch l’attent à Wuppertal. Quatre semaines plus tard, il participe à la création de Dans la montagne on a entendu des hurlements (13 mais 1984)… Jef veut danser pour Pina depuis qu’il l’a vue. Il enchaîne avec Two Cigarettes in the Dark (1985), mais Mathilde et lui ont rendez-vous.
En août, ils sont à Copenhague. Extasis naît à ce moment ; les choses sont très différentes cependant. "Jef avait amené avec lui tout ce qu’il avait appris chez Pina. Moi je restais avec mon héritage très cunninghamien. La pièce  est donc devenue une sorte de rencontre, un mélange de ces deux influences." C’est aussi à ce métissage sous-jacent qu’Extasis doit sa renommée. C’est une manière de manifeste implicite de la jeune danse française qui revendique autant l’abstraction rigoureuse de Cunningham que la théâtralité expressive de la danse allemande revivifiée depuis quelques années par Pina Bausch.
La création de la pièce complète, soit les deux duos, a lieu le 5 novembre 1985, à la Maison de la danse de Lyon. L’impact est important, mais les réticences sont encore nombreuses. Pour la présentation à Paris, il faudra que Philippe Découflé, qui voulait Pudique acide en première partie ("comme dans les concerts de rock") menace de ne pas danser pour que, l’après-midi juste avant le spectacle, l’accord soit donné. Jeu de sales gosses brillantissimes, séduction qui n’aboutit pas ou trop bien, ambiguïté : qui est l’homme, qui est la femme, comme dans la publicité Eram de ces années-là.

A l’image d’une époque
Pudique acide et Extasis font un malheur. "Le choc visuel, l’androgynéité, on n’a pas revu cela depuis", confie encore Guy Darmet. "Cette pièce touche parce que ce sont comme deux enfants qui découvrent la profondeur, tente d’expliquer Jean-François Duroure, qui ajoute : c’est aussi une très belle danse qui a du cœur et où l’on a tout le temps cherché à être sincère." Ce jeu de masque où l’ambiguïté est le signe de l’authenticité, où la dérision est la marque du vrai, où le rire est une figure d’une sourde angoisse (ainsi la fin d’Extasis nourrie d’images d’extases baroques est-elle d’une tension extrême), est toute à l’image d’une époque.
Dès 1986, sous le nom de Royal Steward, le Jeune Ballet de France en donne une version, avant le Ballet de Lyon, sous le titre Mama, Monday, Sunday or Always (d’après le titre d’une chanson de Bing Crosby). Entretemps, les deux ludions ont commencé à travailler à une nouvelle pièce. Mais la maladie s’en mêle. Jean-François travaille à ce qui sera Mort de rire (1987) tout en luttant contre un cancer. Il ne peut pas suivre la tournée. En 1987, définitivement guéri, c’est lui qui met un terme à l’aventure. Chacun part de son côté. Reste le mythe.

L’âge des drôles
Longtemps on a dit ces rôles intransmissibles. Et pourtant, ils l’étaient, à certaines conditions cependant.
"J’ai le même âge que la pièce, vingt-sept ans", s’excuse presque Sonia Darbois quand elle reconnaît n’avoir jamais vu la moindre image de Pudique acide ou d’Extasis avant de participer à l’audition où elle a été choisie. Elle admet même, en riant, qu’elle ne connaissait pas le nom de Jean-François Duroure. En revanche, en visionnant les premières vidéos des deux duos, au moment même de cette audition, elle a commencé par se demander comment elle allait pouvoir danser cela. "Ca m’est apparu comme une pièce très difficile, très rapide, très physique. Heureusement, j’ai repensé à ce que j’avais fait chez Josette [Baïz] et je me suis dit que cela allait m’aider."
Jonathan Pranlas, pour sa part, connaissait déjà Duroure, mais pour le reste, il partage exactement les sentiments de sa partenaire. Après quinze jours de répétition : "j’ai la sensation d’une pièce très physique, très exigeante et technique. Elle demande beaucoup d’endurance également".
La difficulté de la reprise de ces deux duos n’est pas dans les documents ou la matière. Il existe de très nombreuses traces vidéo et documentaires pour soutenir la mémoire des deux chorégraphes qui sont encore suffisamment engagés dans la vie chorégraphique, l’une comme directrice d’un CCN, l’autre comme responsable des études chorégraphiques au Conservatoire-Cité de la danse et de la musique de Strasbourg, pour ne pa être déconcerté. En revanche, le vécu des danseurs a un peu changé depuis les  rugissantes années 80 de la Jeune Danse Française. "Au CDC de Toulouse, j’ai travaillé beaucoup plus sur le relâché, sur l’intériorité, ici c’est très rapide", confie Sonia quand Jonathan souligne l’exigence de rythme, de relation avec la partenaire et ces portés, duos lents, adagios, qui font cependant une bonne part de la force expressive de la pièce, avec sa générosité et son expressivité.
"C’est un peu intimidant de danser le rôle de Mathilde, dit encore Sonia, c’est une superbe danseuse et c’est un super-honneur. Je ne me suis pas vraiment rendu compte de cet aspect là tout de suite, c’est après avoir entendu les gens le dire. Malgré ça, dès que je me lance dans la danse, je ne suis plus du tout intimidée." Pour les deux jeunes interprètes, la question de l’interprétation n’a pas vraiment été un problème. Ces deux duos sont des aventures d’aujourd’hui, d’ailleurs Jonathan leur trouve une tonalité datée, dans la musique par exemple, mais très actuelle dans la relation entre les partenaires. En revanche, la question de l’interprétation s’est posée avec une autre acuité pour les chorégraphes. Comme Jean-Claude Gallotta, qui fait précéder sa reprise de Daphnis é Chloé d’un Faust qu’je danse qui exprime bien la relation toujours vive du chorégraphe interprète avec ce moment de lui-même, Pudique acide est un essentiel moment de vie pour Mathilde Monnier comme pour Jean-François Duroure. "C’est Mathilde qui m’a contacté pour me proposer de remonter les deux duos, explique Duroure. J’étais d’autant plus d’accord que j’avais travaillé Pudique acide avec deux danseurs du Sup [Conservatoire supérieur de danse de Paris]. Ils m’avaient demandé de remonter une partie du duo pour leur diplôme, et cela s’est très bien passé." Il ajoute : "j’ai proposé à Mathilde que l’on reprenne ces deux danseurs qui me paraissaient bien, mais elle n’a pas adhéré à l’idée. Elle ne se retrouvait pas dans la gestuelle travaillée des deux danseurs." Celle qui se décrit comme étant, à l’époque un chat écroché, un peu punk, ne veut pas d’une danse trop propre. Pourtant, il devait y avoir quelque chose dans ce duo : Sébastien Ledig et Francesca Ziviani sont deux des trois danseurs qui ont repris à leur tout Daphnis é Chloé de Gallotta…

Philippe Verrièle
Danser – Juin 2011