mathilde monnier face aux chansons à double tranchant de pj harvey
Avec "Publique", la chorégraphe renoue avec le plaisir spontané de la danse.
Dans Publique, actuellement au Théâtre de la Ville à Paris, la
chorégraphe Mathilde Monnier lâche les rênes à huit danseuses qui
enragent de se voir si belles, si mortelles, en leur miroir. Sur le
rock incandescent de PJ Harvey, ce spectacle créé au festival
Montpellier Danse cet été (Le Monde du 29 juin) brandit le plaisir
solitaire de la danse vécue comme un jouissif exutoire. Quelques
électrochocs plus loin, la danseuse et chorégraphe Erna Omarsdottir,
égérie du Flamand Jan Fabre, déploie dans IBM 1401 - A User's Manual,
solo épaulé par le musicien Johan Johannsson, les figures
conflictuelles d'une femme sauvage. L'Islandaise, aujourd'hui installée
à Bruxelles, fait l'affiche de la Maison des arts de Créteil
(Val-de-Marne).
Pour Mathilde Monnier, la femme serait une
bombe à retardement, dont l'explosion sans cesse différée finirait par
virer à l'implosion. Publique confirme cette hypothèse, répercutant les
déflagrations intimes des danseuses qui jouent toujours au bord de la
crise de nerfs. A première vue, elles séduisent, ces nymphettes
branchées qui échangent leurs perruques et leurs jupes pour faire
semblant de jongler avec leur identité. Elles frémissent, elles se
cabrent, elles se jettent, fouettées par la voix abrasive de PJ Harvey.
Le choix, malin, de la musique de l'artiste britannique, promeut
d'autorité le propos. Une validation à double tranchant, tant PJ Harvey
place haut la barre émotionnelle. Si elle active une danse virulente
comme une poussée d'acné, elle plonge aussi aux racines d'une blessure
jamais refermée qui est celle de la vie. Tirant sur la corde de la
jouissance et du mal-être, ses chansons mettent en scène dans un même
mouvement ces sensations contradictoires que le rock exacerbe :
l'appétit et le manque, le désir et la perte.
Cette
déchirure, les interprètes de Mathilde Monnier ne l'incarnent pas
assez. A l'exception de Germana Civera dont les spasmes dépassent
"l'éclate" conventionnelle, elles campent derrière les effets de
surface d'un raout entre copines. Aucune tangente insolite, aucune
extension dangereuse ne s'ouvrent sous leurs pas. Publique porte trop
bien son nom, jonglant avec des images photogéniques sans réussir à
dénuder l'intime de chacune. Au moins Mathilde Monnier y a-t-elle
renoué avec le plaisir spontané de la danse.
Dans IBM 1401 - A
User's Manual, Erna Omarsdottir prend le risque d'être elle-même à
fond. Epaulée sur scène par le musicien Johan Johannsson, un
compatriote qui vivait à deux pas de chez elle lorsqu'elle était gamine
et dont le père travaillait comme le sien chez IBM, elle surexpose ses
séismes intérieurs avec la fermeté sans appel d'une femme qui n'a pas
le choix. Son scénario intime rebondit en permanence. Celle qui se
déclare heureuse d'avoir trouvé la danse pour évacuer un trop-plein
d'émotions incompréhensibles dit tout : la violence, la rage,
l'impuissance, la peur. D'une beauté parfois effrayante, elle explose
en tous sens, râle d'une voix d'outre-tombe, brûle toutes ses
cartouches. Les émotions se mélangent dans une gestuelle réellement
inclassable dont Erna Omarsdottir émerge épuisée et victorieuse. Son
combat galvanise, sans rassurer pour autant ceux qui ne craignent pas
d'affronter leur chaos intérieur.
Rosita Boisseau
le monde
22 octobre 2004