Jean-François Duroure, danseur, est brun, Mathilde Monnier, danseuse, est blonde, et ils se ressemblent. Pas comme frère et sour : il y a en chacun l'éventualité de ce que l'autre pourrait être. C'est l'une des bases de leur spectacle en deux parties : Pudique Acide et Extasis, qu'ils donnent salle Benoît-XII, du 1er au 6 août, et qu'ils ont présenté déjà à la Bastille, trois soirs seulement : mais ça leur a suffi pour s'imposer. On vit parfois de ces moments - rares, mais ils sont le bonheur du métier - qui vous empoignent, vous remettent à neuf. D'un coup, on se retrouve en face et à l'intérieur d'un monde vrai, vivant, vivifiant, même s'il est féroce comme celui de Duroure et Monnier. Jumeaux dans leur gabardine froissée, ils adaptent leurs corps à la musique de Kurt Weill, à sa dureté, à son grand rire foudroyant. Ils se déguisent, s'enveloppent de tutus dérisoires, s'entravent pour mieux sauter, mieux donner la violence, l'arrogance qui les habite. Ils s'observent, se suivent, s'opposent, s'échangent les rôles, se jouent une danse de guerre et d'amour, à la manière imprévisible et sauvage des chats belliqueux. C'est à New York que tout commence. Jean-François Duroure et Mathilde Monnier se connaissent, ils ont travaillé ensemble chez Viola Farber, chez François Verret. Ils ont obtenu une bourse pour suivre un stage chez Merce Cunningham. Après un mois, ils s'ennuient, enfermés dans le ghetto de la danse, avec toujours les mêmes têtes, les mêmes spectacles à voir. Ils s'évadent ensemble, courent les discos, les boîtes de break dance. Ils sont fascinés, mais éprouvent le besoin de retrouver quelque chose à eux dans le grand dispersement new-yorkais. Donc ils décident d'employer leur argent autrement, louent un studio de répétition, se mettent au travail sans idée précise, avec seulement le désir de combler un manque indéfini, et en réaction contre la froideur qui va avec la perfection de la danse américaine. Les mours et des codes qui ne surprennent pas Mathilde Monnier. Chez Viola Farber - " qui est autoritaire et d'une redoutable exigence technique ", elle a dansé sur des musiques live qu'elle entendait pour la première fois. Mais justement, elle a donné, elle a envie d'autre chose, autre chose également que les décibels électroniques du rock. Chez Jean-François Duroure, il y a un coffret Kurt Weill, qui le captive, comme l'a captivé Pina Bausch quand il a vu Kontakthoff. " C'était la grande claque. " Il avait quinze ans et s'était juré de travailler avec elle. Il a réussi après cinq ans. " Mieux vaut être fort. Avec Pina, le travail, la vie, tout est mêlé. Elle prend, et on ne sait plus ce qui est elle, ce qui est soi. " A New York, Jean-François et Mathilde achètent tous les enregistrements disponibles de Kurt Weill, se laissent aller à sa rythmique, à son ambiance. Ils délirent, jouent les animaux, recomposent à leur manière les images religieuses. " On accumule et on ressort un truc ici, un truc là que l'on greffe sur la musique. " Des trucs sur lesquels ils ne sont pas toujours d'accord. Personne n'est là pour les départager, ils sont leur propre chorégraphe. Ils s'engueulent, s'amusent, et ça donne la tension, la fulgurance convulsive de Pudique Acide. Jean-François Duroure quitte New York pour Wuppertal, puis retrouve Mathilde Monnier pour danser à Lyon. Ils décident de compléter le spectacle. " Nous avons regardé, et nous nous sommes rendu compte que Pudique Acide, c'était uniquement un rapport entre nous deux. Pour la seconde partie, nous avons inclu le public, c'est-à-dire que notre rapport est traité différemment, et c'est Extasis. " Et voilà que leur talent éclate, rayonne. On les demande partout. Ils envisagent même de transmettre leur chorégraphie à d'autres danseurs (" Si on la demande encore ! ") pour avoir le loisir d'une seconde création. Ils ont peur de se lasser, ne veulent pas se laisser spécialiser, refusent une étiquette qui les bloquerait. Ils écoutent d'autres musiques, imaginent des atmosphères de cabaret. " La poussière, le sordide de l'exhibition, la tristesse du sourire. Pour le moment, nous n'en savons pas davantage. "

Colette GODARD
Le Monde
Vendredi 1er Août 1986