Succédant à la chorégraphe française, les Américains Trisha Brown et Bill T. Jones se provoquent mutuellement Dans le noir, une vie indistincte : des rais de lumière ; des corps masqués en partie. Jeux d'ombres et d'illusions. Un homme avance, enroule un lumignon dans la traîne immense d'une robe lunaire géante, déployée à l'avant-scène. Une lumière violette au loin se dévide. La nuit de Mathilde Monnier tient de l'enfer. On se souvient qu'avec Pour Antigone, sa pièce précédente, la chorégraphe était partie confronter ses doutes avec la sûreté des danseurs burkinabés. Avec Nuit, elle trouve son continent noir. Lieu où ne plus rien voir ne veut pas nécessairement dire ne plus rien y comprendre. On sent la douleur d'une créatrice qui a refusé les voies balisées du succès on se rappelle ses débuts tonitruants avec Jean-François Duroure (Pudique acide, 1984), puis en solo (Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, (1988). Nuit est une suite personnelle de Pour Antigone : une exploration insomniaque de la danse. La chorégraphie de Mathilde Monnier a besoin d'images fortes pour avancer. Telle cette voix qui rit, dansée avec des tressaillements de tout le corps par Seydou Boro, qui dansait déjà dans Antigone. Il tient dans sa bouche une sorte de petit robinet doré symbole, on en convient, un peu trop signifiant mais qui évoque bien le charme de ce flot de paroles qu'on entend. Les autres garçons tiennent aussi entre les dents des petits instruments à clochettes. Leur son aigrelet se mêle aux percussions sourdes : la danse emprunte à l'Afrique ses grandes enjambées et ses martèlements sur place. Ces images, surgies d'un état de semi-conscience, sont la force et la faiblesse de Mathilde Monnier. Tant qu'elles forment une même matière avec la danse, une même pâte sur le point de se briser avec des figures chorégraphiques simples, parfois osées, comme ce grand écart effectué en porté, arrêté brutalement sur la cuisse du garçon , la pièce rebondit, entraînée par l'élan des rencontres que favorise l'obscurité. Mouvements de groupe, duos, mais aussi danses en solo des esseulés. Mais ce rythme parfait, par son mystère même n'est pas tenu de bout en bout. La chorégraphe tend vers cette difficulté qu'il y a de maintenir à cadence égale le théâtre et la danse. Des images aussi singulières que l'homme qui se transforme en gâteau d'anniversaire, le corps planté de bougies, les gants-fleurs des danseuses, la flamboyance d'une robe écarlate, se lisent comme autant de séquences qui finissent par diluer l'énergie. Le chaos, magnifique quand il est opaque, devient alors anecdotique, éparpillé. Alors que Nuit s'achevait dans la chaleur de l'Opéra-Comédie, Trisha Brown entrait en scène dans la cour Jacques-Coeur par une nuit sans étoiles. Elle donnait son célèbre solo, If you couldn't see me, dansé entièrement de dos, mais cette fois-ci, et pour la première fois, avec Bill T. Jones, qui l'interprétait... de face. Le solo devenu duo s'intitule, en toute logique : You can see us. Parfaite symétrie des gestes. La taille impressionnante de Bill T. Jones rendant encore plus fluide la danseuse. Là où elle glisse, se faufile, lui attaque l'espace. Ses bras ont la puissance du close-combat, quand Trisha Brown accroche des ailes, ou des nageoires, à son dos. Côté face : danse spectaculaire d'une bête de scène ; côté pile : danse de résistance d'une chorégraphe qui remonte le courant. Sous les applaudissements, Bill T. Jones chuchote des mots doux à une Trisha Brown, radieuse. Au programme, il y avait, en reprise, M.O. (Musical Offering), sur l'Offrande musicale de Bach, créée au Festival de Bruxelles, en mai 1995 (Le Monde du 25 mars). Pour la première fois, la chorégraphe rompait avec la musique contemporaine, indissociable de l'ensemble de son oeuvre. La musique sublime de Bach n'ajoute rien à la musicalité naturelle des corps de Trisha Brown, au contraire, elle la contredit. Mais l'Américaine, qui a besoin de nouveaux challenges, de nouvelles frontières, pour motiver sa création, rétorque avec esprit : " Et si c'était Bach qui n'avait pas besoin d'être chorégraphié ? "

Dominique FRETARD
Le Monde
1er Juillet 1995