" Le corps décharné, qui ne s'aime plus, retrouve le beau à travers le geste " Geneviève Vincent, secrétaire du Centre chorégraphique, anime avec Pascal Possoz un atelier d'écriture à La Péniche. Ce médecin est passé du côté associatif. Il a fondé cet atelier d'écriture poussé par un amour fou de la littérature. C'est en baudelairien qu'il parle de l'ivresse, en heideggérien de l'Ektas. Pascal Possoz a été le médecin de Dominique Bagouet, mort du sida en décembre 1991 : " Il m'a initié à la danse. Avec lui, j'ai compris combien la médecine et la danse avaient des préoccupations communes autour du corps, de la peau. Sa mort a été celle d'un alchimiste. Son oeuvre continue, se transforme. On trouve souvent dans la danse une prescience des questions contemporaines. Elle a toujours un temps d'avance. Le corps peut tout à fait trouver des résolutions magiques. L'art n'est pas thérapeutique. Je déteste ce mot qui n'a pas de contraire. L'art permet des états, d'entrer dans d'autres dimensions. Il permet au malade de rencontrer son existence, de se fortifier. Mais il faut la parole. La maladie apparaît quand le verbe n'arrive plus à faire chair. La médecine est notre guerre, celle de cette fin de siècle. Il faut créer des postes avancés. " Jacqueline Fabre s'occupe des patients atteints du sida. Elle s'est souvent sentie très seule, sait l'importance de la parole, de ces groupes Balint où les médecins se retrouvent entre eux. " Je suis un médecin hospitalier. Je me suis aperçue que, face au sida, on ne remplissait plus notre contrat. On ne savait pas soigner. On ne comprenait pas nos échecs. On a dû se remettre en cause avec douleur. La tuberculose, le cancer, c'est du gâteau à côté du HIV. Une de mes patientes a suivi l'atelier du danseur Herman Diephuis. Le corps décharné, qui ne s'aime plus, retrouve le beau à travers le geste de la danse. Il est important que ce soit des danseurs professionnels parce qu'ils apportent l'amour de leur art. Le patient sort ainsi du médical. Qu'un médecin soit celui qui fasse de la danse, on s'en fout. Le Centre chorégraphique est très motivé. Quand je suis avec eux, je prends un bol d'air. Face à la mort, il ne faut pas tout intellectualiser, tout formuler ", explique avec fougue celle que tout le monde ici respecte. Le Néerlandais Herman Diephuis s'occupe de la danse au sein du groupe Ecriture mouvement atelier (EMA), lié au Centre chorégraphique. Il a dansé chez Chopinot, chez Decouflé, et aujourd'hui chez Monnier. Voir tant de ses amis mourir, découvrir le manque de moyens, l'absence de psychologie, qui, en France, accompagne les maladies létales, comparé aux pays anglo-saxons, moins craintifs face à la mort, décide le danseur à agir. " Je ne suis ni professeur de danse ni thérapeute. J'ai proposé qu'on improvise sur le thème de la journée, notamment sur le réveil, et sur l'attente. Les patients sont venus avec le premier objet qu'ils voyaient en s'éveillant. Un avec un immense tableau représentant un coucher de soleil chromo, un autre avec des préservatifs. Ils étaient assis en rang, l'objet sur les genoux. Ils se levaient pour danser. L'un a dansé une transe à la Fred Astaire en chantant du Piaf. J'aurais dû filmer, car le spectacle n'est pas le but. Certains veulent le secret, l'anonymat. Il faut pourtant conserver la mémoire de ces moments. Le groupe s'est arrêté peu après le premier mort. Je n'étais pas assez entouré par les professionnels. L'atelier s'est arrêté. J'avais besoin de réfléchir. Je recommencerai en décembre 1996. " Toutes ces associations créatives qui travaillent avec des patients atteints de maladies handicapantes vont se regrouper au sein du projet Via Voltaire, au centre-ville, place Saint- Roch. Ce projet, aidé par Languedoc Mutualité, est à l'initiative de Pascal Possoz. Il est encore en préfiguration. Il comprendra un accueil psychologique et juridique. Les ateliers s'y tiendront. " Ainsi ceux qui font un travail magnifique comme Herman Diephuis ne seront plus isolés ", se réjouit Jacqueline Fabre.

Dominique FRETARD
Le Monde
22 Mai 1996