Au mois d'octobre la compagnie De Hexe sera de passage au Théâtre de la Ville. Nous y verrons comment la tragédie d'Antigone sert de prétexte à Mathilde Monnier pour se faire rencontrer danseurs africains et européens. En rassemblant dans une même ouvre deux groupes de danseurs aux identités culturelles a priori hétérogènes, Mathilde Monnier n'a pas choisi la facilité. Afin d'éviter une forme hybride générée par les clichés de notre impérialisme culturel, Mathilde Monnier a minutieusement ouvert le chemin vers l'autre : premier voyage en Afrique en 1991 avec son équipe technique, repérages, premières rencontres*. Il ne s'agissait pas de "prendre des notes", Mathilde Monnier ne se sent pas l'âme d'une ethnologue. Second voyage en 1992 avec son assistant à la chorégraphie, Xavier Lot : ensemble ils donnent des stages et choisissent les danseurs africains. Leur venue dans la compagnie De Hexe est pour eux une parenthèse luxueuse, mais aussi une incitation à construire leurs propres projets chorégraphiques de retour dans leur pays... A l'arrivée, la pièce témoigne d'un réel partage. Douce influence des qualités physiques de chacun sur l'autre : les Européens jouent davantage avec le sol, les Africains dessinent plus précisément leurs mouvements et risquent la lenteur. Refusant l'illusion du mélange, la chorégraphie trouve sa pertinence dans la pleine intelligence (" intellegere " : comprendre) d'une possible ambivalence des façons d'être et de danser. "J'ai la sensation que ma dernière pièce, " Face Nord ", marquait la fin d'une époque, je veux désormais analyser mon travail et mes propres limites, sans avoir besoin de bavardages. Lors d'un séminaire à Châteauvallon, j'ai parlé de l'académisme du corps. On sait enseigner la danse contemporaine, on connaît ses techniques, mais il faut se demander jusqu'où le mouvement garde une réelle liberté, et si cette liberté a une place dans la danse contemporaine. La période de crise dans laquelle nous sommes vient de cette formation du corps et non pas d'un imaginaire qui s'appauvrirait. Certains professionnels, dont c'est la fonction, peuvent dresser un bilan de santé de la danse contemporaine, mais cela ne m'intéresse pas trop. Pour ma part, j'avais l'impression de redire en permanence ce qu'est la danse contemporaine. Générer mon propre système et mettre en scène continuellement ce système. Il fallait en sortir et pour moi cela impliquait forcément un voyage, des rencontres. Susciter d'autres questions sur l'homme. Ce qui m'intéresse dans la danse, c'est le rapport au monde qui s'y déploie. Les Africains m'ont apporté cette dimension. C'est la première fois que je me sens en cohérence totale avec un projet parce que la rencontre avec l'autre a eu, ici, un sens réel." Ouverture est le maître--mot de cette pièce. Pour rompre avec ce qu'elle nomme une pensée close sur la danse, Mathilde Monnier provoque deux fortes expériences : la rencontre avec des danseurs qui n'ont jamais vu de danse contemporaine, qui n'ont pas même idée de ce qu'elle peut être ; et l'immersion dans la tragédie d'Antigone. Le mythe joue le rôle de catalyseur. La chorégraphe se sert du verbe pour réunir les corps dans une même histoire. Les mythes transposés dans les tragédies grecques exposent les événements constitutifs du destin humain. Cette définition pourrait encore une fois être justifiée : les mythes traversent les frontières. Les Burkinabés racontent que le président Sankara, assassiné, fut privé de sépulture par son successeur. Cette sentence le déchoît de sa condition humaine. Son cadavre est abandonné comme celui d'une bête. A cette date, la tragédie d'Antigone est d'ailleurs interdite dans le pays (puis réhabilitée). Comment as-tu réalisé la rencontre entre les danseurs européens (il y a plusieurs nationalités) et les danseurs africains ? J'ai décidé assez vite de travailler avec les danseurs séparément. D'abord avec les Européens, ensuite avec les Africains, pour terminer avec l'ensemble de l'équipe pendant un mois et demi, le projet s'étalant sur cinq mois. Je voulais commencer avec les danseurs contemporains parce que je pensais qu'ils prendraient plus de temps pour arriver à une matière. L'idée était qu'ils "vident leur sac" sur le thème d'Antigone afin que chacun ait sa propre vision de la tragédie, en évitant influence et mimétisme. Je pensais que s'ils travaillaient quatre mois ensemble les choses iraient trop dans un sens commun, or le but était que chacun garde son intégrité. J'ai travaillé un peu de la même manière avec les deux groupes, c'est-à-dire en improvisation. C'était plus lent avec les danseurs contemporains parce qu'ils possèdent davantage de clichés à propos d'Antigone. Il fallait déblayer tout ce qui est d'ordre général pour arriver à ce qui est personnel. Dans un premier temps, ils ont eu du mal à relier le mythe à leurs vies personnelles. Ensuite la rencontre a été très rapide car ils se sont retrouvés dans la même histoire. Comme un double qui manquait, un frère, ou une contrepartie. As-tu travaillé sur le mythe dans sa globalité ou sur les personnages ? J'ai complètement redécoupé la pièce. On a travaillé sur des thèmes qui sont dans la pièce : sur la façon dont évoluent les personnages et sur la folie - car la pièce en parle beaucoup. J'ai aussi travaillé sur des extraits, parfois quelques phrases ou quelques mots et la sensation qu'ils procuraient. Par exemple, le duo entre Xavier Lot et Germana Civera est un rapport très froid, rapide, avec une violence contenue, à la façon de mots que l'on se renvoie comme une balle. Je ne voulais pas de lyrisme. Il n'y a pas de larmes dans la tragédie, ce qui est exprimé est très intériorisé. D'emblée, la direction pour les mouvements était un peu minimaliste et je demandais aux danseurs une charge dramatique intérieure. Cette pièce opère un renvoi permanent entre la parole et le mouvement. En demandant à chacun de répondre de manière personnelle à la proposition, Mathilde Monnier évite toute transcription littérale du mythe, toute conception d'ordre général. La forme s'épure au fur et à mesure des répétitions, laissant apparaître l'essentiel du propos. Le parti pris esthétique (l'utilisation des phares de voiture comme source lumineuse, le choix restreint des couleurs des costumes : bleu intense, rouge écarlate) donne à la pièce une tonalité expressionniste que renforce la dramatisation des sentiments. L'émotion traverse le caractère symbolique de certaines images, ainsi la manière dont Joël Luecht, enserré dans des bandelettes de tissu blanc, donne à voir dans un solo l'errance de la mort. La tragédie est ce qui enserre le mythe dans un espace clos sur lui-même. La scénographe Annie Tolleter matérialise cette dimension par un décor fermé de murs de tôle ondulée. A la manière de l'orchestra grec, resserrer le discours pour le rendre plus intense. Déjà, dans " Face Nord " Mathilde Monnier avait utilisé un espace clos : "stratégie" scénique pour circonscrire le propos chorégraphique, lui éviter toute déperdition. La tragédie commence par un cadavre exposé au soleil auquel est refusé une sépulture - ce qui renvoie au respect de l'humain - et se termine sur un corps emmuré donc réduit au silence. Voilà pour le mythe, mais le corps en Afrique vit aussi une tragédie quotidienne : l'épidémie galopante du sida. C'est très présent en Afrique. C'est terrible et en même temps ce qui et étonnant pour nous, c'est la façon de la regarder et de la comprendre, qui n'a rien à voir avec la nôtre. Par exemple, toutes les campagnes publicitaires sont des campagnes humoristiques, à un point qui peut nous sembler caricatural. On a la sensation que le sida arrive comme une fatalité, comme une maladie de plus : que l'on meure du sida ou du paludisme, finalement c'est pareil. Il y a beaucoup de campagnes préventives, mais je ne sais pas quel est leur impact réel. Le respect de la mort est un élément fondamental de la dignité humaine, bafouée ici et là : c'est parfois l'indifférence, le silence ou l'oubli qui ensevelissent les corps. Pour cette pièce j'ai beaucoup pensé à la revalorisation de la mort. A partir du moment où l'on oublie les corps morts, que l'on n'en prend pas acte, on oublie son passé et les valeurs de la vie. L'oubli crée une sorte d'aberration. Les Occidentaux brûlent le temps, oubliant que l'on va mourir. Les Africains vivent beaucoup plus quotidiennement la mort. Cela revient constamment dans cette pièce. On parle des funérailles comme d'une façon d'assimiler le deuil. La maturation de la pièce était douloureuse à cause de cela. Vous dites qu'Antigone est une femme qui va vite, qui brûle la vie et qui se met en opposition à la loi des hommes. Quand on connaît un peu Mathilde Monnier... Je suis quelqu'un qui fonce, qui suit ses instincts, qui a des sortes d'éclairs. Ensuite tout s'enchaîne et parfois cela me joue des tours. C'est sans doute à cause de cela que j'ai été très proche de ce personnage. Suivre son instinct sans savoir jusqu'où cet engagement peut mener. Sans doute il y a là une manière de faire qui me ressemble. Vers la fin de la pièce, Antigone semble regretter la vie qu'elle n'a pas, une vie de femme : elle parle du soleil, de l'amant qu'elle n'aura pas... En même temps, les choses sont tracées. Au contraire, sa sour Ismène analyse toute la situation et se décide simplement au dernier moment. Le sentiment tragique est bien restitué. Est-ce venu spontanément dans la mise en forme de la pièce ? Ce n'était pas toujours énoncé mais inconsciemment je suivais un objectif. C'est tout d'abord un parti pris de sobriété, que les choses essentielles soient dites avec peu de moyens. Par exemple, le seul moment où il y a des objets, ils disent juste ce qu'il faut. Au début il y avait des carcasses de voitures partout, c'était un cimetière de voitures. Nous avons tout enlevé au fur et à mesure. Les Africains m'ont aidé à dire les choses de façon directe. C'est peut-être le travail le plus dur que j'ai fait car j'ai assez peu répété avec le groupe, j'ai travaillé sur des solos, duos... en ayant des rapports très individuels avec chacun. Tout cela autour du choix initial d'une forme sobre, sans doute en contradiction avec mes pièces précédentes. Peut-être faillait-il que je dise beaucoup de choses pendant des années pour en arriver là. Propos recueillis par Catherine Girard Pour Antigone - Chorégraphie : Mathilde Monnier. Assistant à la chorégraphie : Xavier Lot. Musique : Christophe Séchet et Zani Diabaté. Percussions : Zani Diabaté. Scénographe : Annie Tolleter. Lumières : Eric Würtz. Costumes : Christine Vargas. Avec : Saïdou Boro, Germana Civera, Awa Kouyate, Xavier Lot, Joël Luecht, Esztze Salamon, Salia Sanou, Jutta Vielhaber, Blandine Yameogo, Balguissa Zoungrana. Mathilde Monnier dirigera le Centre Chorégraphique de Montpellier Languedoc-Roussillon à partir du 1er janvier 1994 : "Selon moi, un Centre Chorégraphique est un endroit dont les gens savent qu'il s'y passe quelque chose autour de la danse. A moi d'en donner l'image. Si on s'installe dans une ville comme Montpellier, on ne peut pas y aller en restant isolé, il faut un retentissement sur la région. Cela ne veut pas dire qu'il faille se bousculer sur la sensibilisation ou faire à tout crin du social. Si j'ai besoin de m'installer, c'est pour engager des actions qui me concernent intimement et socialement. Elles ne seront pas forcément revendiquées, j'ai envie de jouer la carte de la discrétion. Je suis à l'écoute de tout ce que peuvent me dire les danseurs, je leur demande de formuler des projets. Je voudrais que chaque personne de l'équipe - y compris administrative - soit responsable de quelque chose au sein du Centre. Je demande aux danseurs permanents comme au reste de l'équipe d'avoir une fonction en dehors de leur rôle habituel. De toute façon je veux préserver la création. Un centre doit être un laboratoire et surtout pas un centre de conservation du répertoire Monnier. Je ne veux pas m'imposer un cahier des charges. Le social devient une carte politique énorme parce que l'on s'est aperçu que la culture pouvait avoir un impact sur la société, mais les artistes sont souvent pris au piège. Cela ne garde un sens que si les actions correspondent à un projet artistique. Il faut garder cette exigence. Le projet est vaste, il évoluera avec le temps.

Mouvement
1er Octobre 1993