Black clown

La rencontre drôle et sombre entre Mathilde Monnier et Maria La Ribot

Debout devant un micro, chaussées de bottes, en slip et pull noir, Mathilde Monnier et Maria La Ribot murmurent, yeux et lèvres fermés, une longue plainte au devenir supplique, prière et lamentations. Un numéro où le grotesque se taille la part du lion, laissant vacantes, inanimées, leurs jambes de danseuses. Les larmes sont mimées avec les mains : l’image est belle autant que signifiante ; le grotesque a aussi affaire avec le subtil d’une situation qui est ici représentée autant que parodiée. Semblables, mimétiques, elles s’assoient sur les bras d’un fauteuil, seul élément de décor posé sur le plateau recouvert de lourds tissus noirs, où les pieds s’empêtrent et où les pas trébuchent. L’une déséquilibre l’autre une première fois, inaugurale et comique, façon de lancer le jeu qui ne cessera plus entre elles : un équilibre  sur le fil du rasoir, à deux doigts de la chute, du glissement, de la disparition. Le tableau se clôt sur les mots de Shakespeare lancés par Mathilde en s’écroulant au sol : « Quand ces larmes me seront versées, tout ce qu’il y a en moi de féminin m’aura quitté. » À quatre pattes sur le plateau, criant, le corps cloué de spasmes, elles arpentent l’espace dans des grâces d’animaux qui se guettent, s’épient et se cherchent. Les numéros s’enchaînent et jouent la répétition, l’accumulation, dans le plus pur esprit burlesque, frôlant l’illusionnisme, comme dans la scène où Maria porte sur ses épaules une planche et tourne sur elle-même, en assommant Mathilde qui tombe et tombe – et se relève chaque fois.
Un duo conçu comme un solo partagé où la même figure se réfracte et se dédouble : celle de Gustavia, joli nom inspiré des Clowns de Fellini, un film qu’elles ont beaucoup regardé, comme elles se sont plongées dans les œuvres de Bruce Nauman, Cindy Sherman ou Maurizio Cattelan. « Le clown, c’est une figure excellente dans l’histoire de l’art », résume Maria, ce à quoi Mathilde ajoute : « Elle est toujours traitée en négatif. »
De fait, si la forme de Gustavia se revendique du vaudeville et des numéros de burlesque, son côté « dark », évoqué par Maria, est soutenu par deux figures tutélaires du théâtre, Shakespeare et Kantor, dont elles égrènent les titres des spectacles, laissant affleurer une autre lecture possible de Gustavia : celle du portrait en creux de l’artiste, en personnage ridicule qui ne cesse de tomber mais recommence toujours et veut qu’on le regarde. A l’image de la scène du strip-tease parodique où elles découvrent et cachent leur genou dans un geste mécanique, masturbatoire et compulsif qui pourrait faire office de miroir… Le regardant regardé ou le voyeur vu par l’œil de ce qu’il voit. Belle trouvaille qui rappelle une certaine Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Duchamp…
Entre Mathilde Monnier, habituée à collaborer avec des artistes, qu’ils soient musicien, philosophe ou écrivain, et Maria La Ribot, chorégraphe solitaire, oscillant entre la performance, la danse et l’installation, la rencontre s’est faite sous le signe de l’improvisation. Sur scène aussi, l’impro a sa place, notamment au finale, quand elles se lancent dans une accumulation de descriptions fantasques de femmes, des dizaines et des dizaines de femmes qui s’échappent de leur bouche, comme autant de reflets diffractés d’une vision dissoute dans l’écume des jours. Glaçante et poilante Gustavia…

Fabienne Arvers