Montpellier de notre envoyée spéciale

Samedi 26 juin, un an après l'annulation de l'édition 2003 sous la pression des intermittents, le festival Montpellier-Danse relançait la machine. La manifestation aurait-elle lieu ? Les négociations entre Georges Frêche, le président de Montpellier agglomération et principal soutien financier, et les intermittents du festival avaient abouti le 28 mai : tout devait se dérouler dans les meilleures conditions.
Mais les craintes demeuraient. Au QG de la manifestation, la formule "Jusque-là, tout va bien" tenait lieu de bulletin météo quotidien et d'exorcisme. "Une seconde annulation et c'était l'avenir même du festival qui était remis en cause, confiait le directeur, Jean-Paul Montanari. Il aurait sans doute disparu." Soulagement donc, la soirée d'ouverture s'est splendidement déroulée.

Présent et attentif, le public s'est enthousiasmé pour The Moebius Strip, de Gilles Jobin, et pour Iris, le grand blues ardent de Philippe Decouflé. Les quelque deux mille spectateurs du Corum ont particulièrement apprécié le sketch sur le "remaniement du paysage culturel mis en place il y a un an" concocté par Philippe Decouflé et ses complices. Pas tout à fait par hasard. Cette première soirée marquait en effet un anniversaire : celui de la signature, le 26 juin 2003, du protocole réformant le régime d'indemnisation des intermittents.

Philippe Decouflé en expose les dégâts dans une mise en boîte qui va droit au but. Une troupe de danse se voit réduite à un seul interprète (l'excellent Stéphane Chivot), bientôt entièrement à poil. Ce régime sec le met en vedette mais, quand on est tout seul pour en jouir, on regrette vite ses potes. Applaudissements à tout rompre dans l'immense salle du Corum où se trouvait le ministre de la culture et de la communication, Renaud Donnedieu de Vabres, qui a apparemment apprécié.

GILLES JOBIN JUSQU'À L'HYPNOSE

Quelques heures auparavant, M. Donnedieu de Vabres avait donné une conférence de presse à la préfecture de Montpellier, puis s'était rendu au Théâtre de Grammont pour assister au spectacle The Moebius Strip, de Gilles Jobin. Créée en 2001, cette pièce pour cinq interprètes a subjugué le public, qui est resté de longues minutes sans réaction après la fin de la pièce. Il faut dire que la séquence ultime, sorte d'épuisement graduel du mouvement sur le plateau couvert de feuilles de papier blanc et peu à peu noyé dans l'obscurité, focalise le regard jusqu'à l'hypnose. Les corps des danseurs se rapprochent-ils du sol jusqu'à s'y dissoudre ou bien est-ce le plateau qui prend une suspecte épaisseur et les avale ? On aime la sensation procurée par les spectacles de Gilles Jobin : celle de nous prendre dans un entonnoir, de nous y faire glisser jusqu'au goulot sans que l'on puisse ni qu'on ait envie de s'en évader.

Le duo Numéro, présenté par Emmanuelle Huynh et le plasticien Nicolas Floc'h au Théâtre du Hangar, débute là où le spectacle de Gilles Jobin se conclut : dans le noir. Une fléchette vert fluo se plante dans le mur entourant le plateau. Une dizaine d'autres suivent. Une guirlande de lumières permet de discerner une masse sombre. Lumière ! Il s'agit d'une boîte en carton dans laquelle quelqu'un est enfermé et qui va faire l'objet d'un tour d'illusionniste façon "La femme dans la malle entrelardée de sabres". Le chic de l'affaire, c'est qu'il ne s'agit pas de sabres mais de cannes à pêche télescopiques.

C'est au Japon qu'Emmanuelle Huynh a déniché ce merveilleux matériel de pêcheur. Elle en a surtout rapporté ce sens japonais de la beauté décalée, accrochée à des objets quotidiens et à des situations incongrues. Très plastique, ce Numéro, simple et poétique dans ses associations d'idées, compose une suite de tableaux abstraits et suggestifs, de l'insecte en carton à la femme métamorphosée en jeu de mikado.

Les partis pris esthétiques de Sasha Waltz sont toujours tranchés. Après la grosse production Insideout, la chorégraphe renoue avec l'intimité d'un petit groupe de sept danseurs. Pour la première fois de sa carrière, Sasha Waltz se confronte à la musique classique. Elle a opté pour les Impromptus de Schubert et axé sa réflexion autour des émotions fondamentales : amour, haine, solitude... Les pièces musicales courtes (entre 6 et 8 minutes) enflamment des danses urgentes qui fouettent les corps.

Pour la chorégraphe Mathilde Monnier, la femme serait une bombe à retardement, dont l'explosion sans cesse différée finirait par virer à l'implosion. Sur la musique rock brûlée de PJ Harvey, elle lâche les rênes à huit danseuses écorchées qui enragent de se voir si mortellement belles en leur miroir. Le spectacle s'intitule Publique et insiste sur les déflagrations intimes que soulève cette musique, pétrie de l'âcre plaisir d'être en vie. Poussée de danse virulente comme une poussée d'acné, l'extase rock se crie jusqu'à la déraison.

Rosita Boisseau

le monde
29 juin 2004