Clowns tristes et cadavres exquis

A la Comédie de Genève, dans « Gustavia », la danseuse-chorégraphe Mathilde Monnier dégoupille un duo explosif aux côtés de la performeuse madrilène La Ribot. Décapant.


Vêtues de justaucorps et chaussées de hauts talons puis de bottines, les deux femmes ouvrent un espace tendu de vêpres noires sur un long lamento, une déploration digne des plus belles heures du muet. Le doigt pressé à même la joue figurant la faille de larmes.
Avec Gustavia, vu au Théâtre le Vaille à Paris en octobre dernier et à voir à la Comédie jusqu’au 14 mars, une danseuse et une performeuse arpentent les codes et stratégies du burlesque. Somnambules, leurs personnages de clowns tristes proches de Keaton ou Lloyd jouent ainsi de l’un des grands ressorts comiques, le contraste. Subvertissant doucement et avec ironie les composantes de la fabrique théâtrale, elles sont tout à la fois présentes et absentes, ici et ailleurs.

    Yeux mi-clos, lèvres scellées, les pleureuses se font les vestales de douleurs inconnues. Résonne alors face micro le « Qu’ils crèvent, les artistes ! » lâché par la Ribot, écho à la pièce éponyme de Kantor. Où le personnage de l’artiste, alter égo du dramaturge, n’en finit pas de mourir, l’événement tragique tournant au gag de cirque.
    Un moment de Gustavia renvoie à ce texte témoignant de la vision impitoyable d’un être stigmatisé par le désespoir et la bêtise martiale des hommes : La Ribot, en héroïne burlesque et christique, fauchant à tour de planche une Mathilde Monnier s’effondrant sur elle-même dans un évanouissement cataleptique et se redressant à chaque reprise telle une poupée déglinguée. Bel exemple aussi de slapstick à l’œuvre, ce genre d’humour induisant une part de violence physique volontairement exagérée.
    La séquence inaugurale se boucle sur les paroles de Shakespeare lâchées par Mathilde Monnier s’écroulant : « Quand ces larmes me seront versées, tout ce qu’il y a en moi de féminin m’aura quitté. » Rampant  sur un plateau de paysages vallonnés serti de noir velours, les éphémères féminins se scrutent, se font la cour dans des parades dignes de grands échassiers, se clouent au sol, râlant, s’unissant à la terre, comme traversées de spasmes. Elles  s’introduisent aussi mutuellement en présentatrices de numéros de cabaret.

    Comme dans le New Burlesque, il y a l’ébauche d’un strip-tease mécanique, un genou qu’elles découvrent compulsivement puis dissimulent sur une musique technoïde. Un possible écho à la pulsion même du regardeur, celui d’un œil qui s’ouvre et se ferme sur des corps agencés en miroir.
    Juchées sur de hauts tabourets de revue, les danseuses, modernes stylites, se livrent in fine à un exercice surréaliste d’énumérations de destinées et d’images corps, tant organiques qu’iconiques liées au féminin. Accompagnée d’une mimographie suggestive, c’est alors une kyrielle de femmes aux parcours imaginaires et débridés questionnant les discours sur le corps féminin qui perlent de leur bouche.
    On croise le corps burlesque dans plusieurs des pièces de Mathilde Monnier. Ainsi, La Place du Singe découvre la danseuse s’entortillant nue dans le drapeau de la République. Au sein de 2008 Vallée règnent des anatomies tour à tour exclamatives et interrogatives, traversées de mimiques grotesques. Dans Laughing Hole de La Ribot, le corps burlesque encore, celui de la danseuse ibérique.
    Une anatomie qui ne cesse de chuter, gestes en cascade, inlassablement répétés. Le tout saisi dans un éclat de rire tenu en continu jusqu’au malaise, que rappellent les pleurs de la scène d’ouverture de Gustavia. Le burlesque est bien un comique de l’expressivité et de la dépense, dont c’est là l’une des plus étranges incarnations.

Bertrant Tappolet
Le courrier
12/03/09