Qui voyez-vous ? est une mise en espace d'intentions. Des intentions font-elles un spectacle ? Non. Par ailleurs, le mot " spectacle " est-il approprié à ce qui se passe sur scène ? Pas davantage. " Qui voyez-vous ? Cette question est la nôtre et c'est celle du spectateur. Nous avons la volonté de sortir d'une dramaturgie préécrite, d'une intention thématique ou d'un vouloir dire qui serait premier ", déclarent en choeur Claudine Brahem (créatrice de machines sonores), Jean-Pierre Drouet (musicien et compositeur), Mathilde Monnier et François Verret (danseurs et chorégraphes), qui jouent à part égale dans cet impromptu. On peut être exaspéré par tant de maniérisme : volonté de ne pas jouer avec de vrais instruments, de ne pas danser (Verret), de ne pas se plier aux règles du spectacle. On peut aussi s'en amuser. Et prendre la proposition pour ce qu'elle est : un divertissement sérieux de quatre cérébraux qui font semblant (?) de réinventer le monde avec des bouts de ficelle très sophistiqués. On a complètement plongé dans la langue du poète Ghérasim Luca qu'on connaissait mal. Et on est resté coi devant la danse de Mathilde Monnier qu'on connaît pourtant bien. L'un et l'autre se retranchent dans des systèmes d'enfermements. Mais l'un comme l'autre s'en échappent en développant des processus de déformation qui permettent de sauter d'une réalité à une autre. Le poète échange des consonnes, par exemple le " p " de passion remplacé par un " r " ; la danseuse négocie des dérapages corporels dont on pense souvent qu'ils la mèneront au fossé. Parfois, elle prend langue avec Ghérasim. Et les mots qu'elle prononce, mots-tiroirs, mots-miroirs, se gravent dans le même temps sur son corps. AUTANT DE RISQUES Elle avance sur la tête avec un drôle de bonnet, sorte de hip-hopeuse totalement inventée, prenant autant de risques avec son corps que le poète avec l'agencement des mots. Allant jusqu'à rebondir durement sur les fesses, position triviale, ahurissante chez cette femme de quarante ans, suivant par ce mouvement assez peu conventionnel les sursauts des mots, sensible à ce point aux vertiges langagiers du Roumain qu'elle en tombe sur le cul. Littéralement. Et nous aussi. Mathilde Monnier a longtemps été une interprète de François Verret. Il lui a transmis le désir du métier de chorégraphe. Elle dirige aujourd'hui le Centre chorégraphique de Montpellier tandis qu'il a opté pour une solution plus " marginale " en installant Les Laboratoires d'Aubervilliers. Tandis qu'elle affirmait sa confiance dans le mouvement, lui se méfiait de plus en plus de la danse, et de sa diffusion. Peut-être l'aime-t-il trop ? C'est évident quand il glisse ses pas, pour quelques instants seulement, dans ceux de Mathilde Monnier à la faveur d'un duo qui ressemble au sauvetage d'une enfant. Il préfère s'esquiver, faire le fou avec son comparse Jean-Pierre Drouet, tapant sur des machines musicales en bois, faisant beaucoup de bruit pour oublier qu'il ne danse plus. Sans Mathilde Monnier, il n'y aurait pas de spectacle.

Dominique FRETARD
Le Monde
8 Novembre 1997