" Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si l'on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir ". Michel Foucault (in L'usage des plaisirs) Il fait froid dans le théâtre, l'espace scénographique prend corps sous la faible lumière. A lui seul il raconte déjà une histoire ; la situation est donnée, pensée d'avance : quelle histoire raconte l'espace ainsi créé ? Les sensations peuvent alors arriver, les impressions peuvent surgir derrière l'opacité des matières plastiques, ici érigées en lisière de forêt, et partout givrées au vernis. Le matériau est pauvre, sans sophistication, ainsi, le regard lavé de celui qui attend, sait qu'il va se passer quelque chose dans le cadre donné à l'histoire, peut-être en son centre, sûrement aux marges, presque vers l'au-delà des deux coulisses. Le petit écran crache la neige, tranchant par son mutisme avec les claquements des mains sur les corps qui peu à peu vont emplir l'espace. Que voit-on dès lors que s'accélère le mouvement de l'écriture de la danse. Je ne vois rien - qu'elle - dans les figures démultipliées, tous sexes confondus, incarnations, mise en ouvre de situations où le froid brûlant durcit les chairs. Les corps des acteurs-danseurs chutent ou glissent, toujours tenus, rarement dans la courbure amorcée pour un hypothétique relâchement. Apologie de la tension extrême. Que dit la femme cachée et exposée pourtant dans tous les corps, présente dans toutes les figures de la difficulté de la séparation, le choix du chemin solitaire. Sous l'apparente organisation règne le grand désordre intérieur, celui du doute. Il est impossible de tenir debout sur la glace imaginée, répétition des figures pour la chute, répétition du duo-postural : l'homme berce une forme calquée en lui, éternellement éloigné par sa différence. La gravité est soudain rompue par une voix qui interpelle les femmes de l'autre côté, rires, l'énergie devient folle à n'en plus percevoir la structure du mouvement, opposition et retour à la case départ : forme articulée sur une lenteur longuement installée qui inaugure de puissantes accélérations, vertige de la physicalité où tout peut se rompre. Qui peut dire la part de terreur, la façon tranchante dont Herman Diephus traverse l'espace ? Celui qui regarde n'est pas aveugle. Le pire serait de dire ce qu'il y a à voir. Elle est debout ou perchée sur les épaules, libre de dire tout ce qui lui déchire l'âme : l'absence du pire à peine réalisée, le départ de l'amant et celui qui est resté et qui attendra toute sa vie qu'elle revienne. La femme cachée figurée encore par Giotto dans les grandes peintures de l'Eglise basse d'Assise, peinte sur le panneau, portée en triomphe à travers le jardin évoqué par les pots de terre vides de semences ; où est la danse ici dans le petit geste trébuché, dans l'amas de corps sur le chariot. Où se cache l'émotion ? précisément dans la vitesse comme si par pudeur il était quelque peu complaisant de parler longuement de soi-même. Elle ne s'est contrainte à rien, et expose ce qu'elle a à dire dans une écriture presque plate où les volumes s'absentent, où les scènes succèdent, où les vêtements d'hiver font place au linceul puis à la nudité des corps gravés de plastique noir. Rien de léché en vérité, point de paroxysme ni d'émotions abdominales, rien que du stratagème, de la stratégie pour masquer la douleur de vivre. La force de cette femme de la forêt réside peut-être à l'endroit précis où on la croyait saisissable. Elle égare. Attention à l'identification de cette femme ! Voyageurs imprudents que nous sommes de n'avoir gardé quelques cailloux blancs dans nos poches.

Geneviève VINCENT
Paris - actualité