Danse. Dans son triptyque, Mathilde Monnier pose la question de l'individu dans le groupe. Journal chorégraphique de Mathilde Monnier, directrice du Centre chorégraphique national de Montpellier, "Les lieux de là" est un triptyque conçu en deux ans et composé de trois chorégraphies : "les non lieux", "dans les plis" et "quelque part, quelqu'un". Chaque partie fonctionne indépendamment de l'autre. Mais elles forment aussi un tout. On attendait le troisième volet comme s'il allait éclairer mieux encore les deux premières pièces. Il n'a ni cet effet, ni cette fonction. Il n'est qu'une nouvelle page. Endroit de nulle part. La scène n'est pas habillée comme pour un spectacle traditionnel. Annie Tolleter, scénographe fidèle de la compagnie, a fabriqué un endroit. Il n'y a pas vraiment de décor : le tapis de danse est noir, mat ou brillant selon la lumière, jamais en repos, d'Eric Wurtz, véritable partenaire. Côté jardin se tient le mou : des cartons empilés, puis des sacs qui se révéleront d'immenses couvertures de feutre dans la dernière partie. Côté cour, une rangée de murs en dur, séparés par des fentes qui laissent à peine passer un danseur de profil. En fond de scène, le musicien Alexandre Meyer se débat avec les rythmes complexes de la partition d'Heiner Goebbels, jusqu'à finir en suspension. Dans cet endroit de nulle part cohabite avec le musicien la petite communauté des douze danseurs, dont Mathilde Monnier que l'on n'avait pas vue depuis longtemps se produire dans sa compagnie. Elle est à sa place, comme les autres, c'est-à-dire dans le collectif et dans les éclats solitaires. Tout au long du spectacle, il est question de l'individu et du groupe, de solitude et de partage, de circulation. La question du singulier dans le collectif est posée autant aux spectateurs qu'à la danse. Peut-on encore croire alors que l'unique est photocopié, cloné, alors que le groupe ne se manifeste plus qu'en chaînes de solidarité politiques et humanitaires, qu'en microsociétés corporatistes ? Mathilde Monnier a bien envie de répondre oui. Presque oui, puisque l'on retrouve dans "Les lieux de là" quelques traces (qui s'estompent au fil des pièces) de son travail avec des autistes. Éclater le noyau. Y croire encore, malgré. C'est ce que dit la chorégraphie qui contourne beaucoup des naïvetés de la danse. Il n'y a pas véritablement de solo, presque pas de duos ou du moins sont-ils dissous aussitôt qu'ils se dressent sous la lumière. Il n'y a pas non plus d'ensemble, de danses de groupe. Dans "les non lieux", l'individu est lâché. On regrette d'ailleurs que le jet assez jubilatoire des premières représentations (lire Libération du 30 juin 1998) soit désormais plus tenu, domestiqué. Mais la première pièce a heureusement gardé cette folie de vouloir éclater le noyau en projectiles-projections d'individus. Avec la deuxième pièce, "dans les plis", le groupe est chorégraphié comme un magma informe mais non uniforme. Le corps est commun, indifférencié. Il faut alors chercher dans le méli-mélo de bras, de jambes, de têtes. L'individu n'a de chance d'accéder à son unique splendeur que s'il s'échappe. Avant d'être de nouveau happé par la masse et son poids. Emporté dans la foule, explorant le moindre recoin de l'autre, le moindre pli des articulations, pour se hisser ou pour accepter sa disparition dans le lot commun. La troisième pièce ne vient pas résoudre l'énigme, puisqu'elle ne fait pas le choix entre les éclats d'individualités ou le "corps de ballet". Elle opte pour le singulier pluriel. Les danseurs se retrouvent autour d'une activité collective : transférer l'amas de couvertures du jardin à la cour. Le tout est écrit dans la latéralité, jusqu'à la danse merveilleusement étrange d'individus à masques de clowns qui se présentent de dos, avant d'avancer de face comme le font les acteurs indiens du Kathakali. Le groupe retrouve le chour, le sacré. Les dieux, les clowns de Dieu, se sont substitués à la faune grouillante des danseurs à l'ego débordant. La scène est un terrain miné. La guerre est passée par là. Terriers et monticules pour un champ de bataille, là où s'élève le chant triste, pas vraiment choral, des déplacés. Figure tragique. Car dans ce "quelque part, quelqu'un" qui fait référence à Henri Michaux, sans que cela ait plus d'importance, on accompagne les êtres clownesques. Aux danses chorales, toutefois mises à distance, des deux premières pièces, Mathilde Monnier substitue la figure tragique des masques. La musique s'est suspendue, comme si elle cherchait une note unique et tenue. Inutile d'attendre une fin, une révélation. Tout est là, dans ce quelqu'un, quelque part, quand il est midi ailleurs. À une époque où l'on tente de retrouver des racines pour affirmer son identité, Mathilde Monnier n'envisage l'un que par sa capacité à devenir autre. Au singulier pluriel. Le journal chorégraphique n'est évidemment pas terminé, ne serait-ce que parce que les danseurs, tous impeccablement différents, incitent Mathilde Monnier à les pousser dans leurs derniers retranchements. Sans quoi ils s'ennuieraient à exécuter des danses de savoir faire. Cela se voit sur les visages : tout les met en colère et c'est pourquoi chacun écrit une page du journal collectif, au singulier pluriel évidemment. Avec "Les lieux de là", Mathilde Monnier répond à cette question qui la tracassait à son arrivée à la direction du centre chorégraphique : "Est-ce qu'on va pouvoir résister à la sclérose, la nécrose qui habite toute institution ? Comment faire alors que le lieu où l'on travaille repose sur le mot "centre" ?" Tous sont assez désaxés et la chorégraphie est écrite tellement sur les bords qu'on ne risque pas de s'ankyloser dans la convention.

Marie-Christine VERNAY
Libération
2 Décembre 1999