"A la renverse" : une rare force

Elle a une façon bien à elle, Mathilde Monnier, de créer le "suspense" et de titiller l'impatience du public : avant de vous livrer l'essence de A la renverse, sa nouvelle chorégraphie (créée en avril dernier, à Orléans), elle commence par transformer ses danseuses et danseurs en manutentionnaires qui, selon les humeurs d'un "chef " affalé dans un fauteuil, passent leur temps, à changer de place les éléments du décor. C'est marrant, un moment. La chorégraphe sait d'ailleurs ne pas pousser le bouchon trop loin, car par-ci, par-là, l'un ou l'autre des protagonistes esquissent des gestes ou mouvements qui indiquent que tout ça, ce n'est pas un canular. Et dès que, une fois l'accessoire rangé dans le magasin des anecdotes, la danse, la vraie, celle de Mathilde Monnier, entre en scène, c'est le choc. Depuis sa création, A la renverse a encore gagné en densité, en force d'impact. L'extraordinaire avec la chorégraphe mulhousienne est qu'elle ne fait jamais appel à des courses haletantes, à des chocs de corps, ou à des chutes, façon Brumachon, pour traduire dans la réalité physique, toute la tension impressionnante qui sous-entend sa danse. Une lenteur hiératique Non, c'est dans la quasi-immobilité, dans un mouvement qui évolue avec une lenteur hiératique, dans les corps tendus comme des arcs que Mathilde Monnier arrive le mieux à canaliser une énergie que l'on ne trouve que rarement dans la jeune danse française d'aujourd'hui. Reste le propos même d'une création que la chorégraphe a voulue sciemment en porte-à-faux, balançant constamment entre le regard que Mathilde Monnier porte sur son propre parcours, une interrogation de la mémoire (à travers le récit de l'incendie du théâtre du Palais Royal en 1781), une exacerbation du geste même de la danse et l'irruption de la réalité concrète. Celle-ci est constamment présente dans le personnage quasi-chaplinesque de Claude Barichasse, comédien de son état et qui assume son rôle remarquablement. C'est d'ailleurs ici que réside l'une des réussites de ce spectacle : dans l'intégration parfaite de la danse et du théâtre, complémentaires et non pas antagonistes. Notons que Mathilde Monnier a grandement gommé la part théâtre demandée au départ aux danseurs et qui avait constitué l'un des points faibles de la création. Les "duos" de Claude Barichasse avec les danseurs ont, de ce fait, gagné en finesse et en drôlerie et constituent l'une des pages les plus succulentes de A la renverse. Refus du plaisir. Justement, pourquoi "A la renverse ?" Peut-être tout simplement, parce que Mathilde Monnier se méfie de la séduction, de la fascination de la danse qu'elle crée. Et qu'en refusant de s'en tenir au plaisir seul, elle "renverse" constamment les situations. Et sortir le spectateur ainsi d'une jouissance visuelle, émotionnelle, pour lui dire que la danse ce n'est pas que cela, n'est pas faire appel à l'intelligence du public ? Mais tout cela n'aurait pas été possible sans la remarquable équipe que la chorégraphe mulhousienne a réunie autour d'elle. Et les ovations du public venu vendredi, en grand nombre au rallye Drouot à l'invitation de l'AMC de Mulhouse, sont également allés à Michèle Prélonge, Catherine Savy, Laurence Levasseur, Joël Luecht, Herman Diephus, Christian Trouillas, Bertrand Davy et Claude Barichasse. Sans oublier l'étonnant climat musical dû autant à Louis Sclavis qu'à Christian Sechet.

Igor
Dernières nouvelles d'Alsace - 18/10/1989