Reprise d'Allitérations, avec la chorégraphe Mathilde Monnier et le philosophe Jean-Luc Nancy. Une création qui échappe au cadre de la conférence dansée pour devenir un vrai spectacle où les corps font résonner le sens du texte. C'était en juin dernier à Beaubourg dans le cadre du festival de l'Ircam, Agora. Derrière une longue table de conférence à double fond et caches multiples - comme les mallettes des agents secrets -, un philosophe, Jean-Luc Nancy, une chorégraphe, Mathilde Monnier, un compositeur, eRikm, et un danseur, Dimitri Chamblas, donnaient à voir et à entendre un texte (Séparation de la danse) à plusieurs souffles, corps, présences et voix. Quatre jours de travail seulement en avaient précédé la présentation, l'un des moments chorégraphiques les plus forts de 2002. Un an plus tard, Allitérations est de retour au Centre Pompidou dans une version élargie à trois danseurs (Seydou Boro, Laurent Pichaud et, toujours, Dimitri Chamblas). Pour être évident dès qu'on en fait l'expérience, le rapport entre danse et philosophie peut d'abord sembler antinomique, comme s'il manquait un moyen terme, un intervalle. Celui-là même désigné par Nietzsche à propos de la marche, du pas, de l'allant comme mise en mouvement de la pensée. Un pas allègrement franchi par Jean-Luc Nancy, Mathilde Monnier et son équipe artistique, autour d'une forme, la conférence dansée, qu'ils réussissent à hisser hors du cadre balisé d'une parole illustrée par des fragments dansés. Rien de tel ici : c'est une représentation, une création absolument libre de toute présupposition quant aux fonctions du dire et du geste. Du dispositif type d'une conférence, on ne trouve qu'une table et des chaises. Comme un clin d'oil aux lectures autour d'une table qui précèdent les répétitions théâtrales, nous rappelant que le corps de l'acteur est corps de parole essentiellement, à la différence du danseur, muet, silencieux. "La table est à priori le dernier lieu où l'on danse, reconnaît Mathilde Monnier... On y mange, on y travaille, on y lit. Or, là, elle perd sa fonction de table (du fait de sa matière) pour devenir une peau, quelque chose qui se rapproche du corps, de sa texture, qui, pour moi, recouvre les corps comme les mots. La table est le lieu qui est assimilé au travail ; ici, sa réalité est un espace profond qui n'est pas une surface, mais un fond avec des couches en latex qui se superposent et créent des volumes et une verticalité. La table devient ventre, sol mouvant, espace refuge, façon de dissimuler le corps, transformation de la vision du corps, coupé ou caché, parties de corps. On s'enfonce dans la table comme dans le texte." Comme en écho, Jean-Luc Nancy précise : "le fond auquel on va ou bien qui monte en surface, c'est ce fond où la pliure du corps - sur soi-hors de soi - est la même que celle de la pensée : la tension vers un monde dans lequel s'exposer, s'exporter, peut-être s'évader, sûrement se diffracter - en se séparant de l'immédiat tassement sur soi, en soi. C'est comme l'étirement au réveil." Tendues de bandes de latex, la table d'Allitérations se transforme à vue : littéralement, les corps s'y enfoncent, s'y cachent, en explorent les profondeurs. On croirait Le Bateau ivre, correspondances rimbaldiennes à l'horizon... De fil en aiguille, un motif se dessine peut-être : faire remonter le fond de la philosophie (son sens) à la surface (celle des signes) à travers des formes artistiques qui le font résonner, l'éclairent et le rendent plus aisément accessible. Point de départ de la rencontre entre le philosophe et la chorégraphe : le texte de Jean-Luc Nancy, Séparation de la danse, une commande du Festival international de nouvelle danse de Montréal en 2000, où Mathilde Monnier est également programmée. Ce même texte ouvre Allitérations et leur livre ou carnet de travail Dehors la danse (éd. Rroz). "Ce texte m'a tout de suite intriguée, note Mathilde Monnier. Comment un philosophe peut-il parler de la danse comme de "sa" première danse, à partir d'un solo de lui, et comment il imagine la danse à partir de la naissance. Cela m'intéressée car je cherche toujours à saisir ce qui naît dans la danse. Puis j'ai pensé que ce texte était plutôt écrit comme une chorégraphie. (.) La première version d'Allitérations a d'abord été une façon de se jeter à l'eau, tous ensemble sur scène, de se jeter dans le corps du texte et dans les tables en latex d'Annie Tolleter. Voir s'il était possible de performer le texte, de le faire entendre comme une musique et de le voir à travers une danse." Jean-Luc Nancy précise : "Ce premier texte (aujourd'hui assez remanié pour la nouvelle version d'Allitérations) avait une forme un peu didactique en son début : d'où un aspect de "conférence" et la désignation par Mathilde d'une "conférence dansée". Mais avec le temps et la pratique, c'est devenu pour moi tout autre chose qu'une conférence. C'est une part textuelle et vocale (avec même quelques mouvements, bien que non dansés) : danse plus musique. L'ensemble tend, je crois, vers cinq interprétations conjointes d'un même thème, dont le texte donne le motif. Pour moi, c'est devenu très loin de la conférence : je ne suis ni seul, ni en train de reprendre un parcours de pensée (bien qu'il en reste toujours quelque chose: chaque fois, je change un peu le texte, de nouvelles idées viennent). Je suis beaucoup plus dans l'acte du groupe, lequel pourtant est aussi subdivisé en cinq unités singulières. La parole y devient beaucoup plus physique et plus instrumentale au sens d'un instrument de musique.ou de danse, c'est-à-dire que, mon corps y est tout autrement investi: relié aux autres corps. Ce sont ces corps qui résonnent entre eux et qui font résonner le "sens" du texte (sa pensée) en eux ou sur eux ou contre eux. Il s'agit d'"avoir de la présence", de "se présenter" ou de "comparaître." Parler de présence, c'est déjà parler de l'autre, terme récurrent pour aborder l'ouvre de Mathilde Monnier. On songe à l'Afrique pour Antigone ou au travail engagé dans un hôpital psychiatrique (le film Bruit blanc et le spectacle L'Ateliers en pièces). Qu'en est-il alors de la philosophie ? "C'est vrai que l'altérité est intrinsèque au travail, répond la chorégraphe, et c'est dans ce frottement seulement que cela m'intéresse, dans la confrontation, dans le rapport à la différence de l'autre (dans son art ou sa culture), mais ce n'est pas une volonté de traiter cela comme un espace thématique qui se déclinerait à l'infini. (.) La rencontre avec la philosophie, ce n'est pas découvrir un genre en plus. Je dirais que la rencontre, c'est d'abord celle de l'homme, de Jean-Luc, et sa façon de nous faire vivre la philosophie, de la faire partager, de la donner à entendre. Je suis toujours surprise de l'étonnement permanent de Jean-Luc et cela m'incite souvent à re-questionner des champs de la danse. (.) Ce qui est important, c'est de ne pas s'accrocher au sens dans ce spectacle mais plutôt de flotter dans différents rapports au sens (regard, écoute, perception) et de se laisser flotter." Le terme d'allitération s'éclaire, quitte le champ littéraire et se laisse prendre, à bras-le-corps, par les gestes, les sons et les respirations, jusqu'au bruissement sourd ou crissant des bandes de latex..
Fabienne ARVERS
Les Inrockuptibles
Du 9 au 15 Avril 2003 - n°384