Rentrée pour le Ballet de l'Opéra de Lyon : aux exercices formels de William Forsythe, Steve Paxton, Trisha Brown et Mathilde Monnier opposent un partage vécu du sensible Ainsi chaque soirée semble inscrire dans les faits qu'à l'été brûlant des intermittents doive succéder l'automne rafraîchi des saisons des institutions, comme si de rien n'avait été 2003. En pareil contexte, après tant de mois de mise au rencard, il n'était pas anodin de retrouver son petit siège de critique l'autre soir à Lyon, regard affûté-plume aiguisée, hou lala, pour une soirée de rentrée au Ballet de l'Opéra. Dans les bureaux de cette grande maison outrageusement bourgeoise, on sait user aussi des plus secs arguments comptables de lectorat, pour rappeler à un rédacteur du modeste site Mouvement.net, à quel point il doit considérer ce siège comme éjectable, quels que soient par ailleurs ses états de service pour la danse (de son titre, comme de sa personne). Soirée de ballet, donc, mais toute contemporaine. Artistes invités, entrées de pièces au répertoire, et création mondiale. Yorgos Loukos, directeur du Ballet, fait partie des rares personnalités de l'Hexagone chorégraphique susceptibles de provoquer la réunion, sur une scène européenne, de Trisha Brown et de Steve Paxton dans un duo d'improvisation, quarante ans après leurs sessions expérimentales de la Judson Church new-yorkaise, passées à la légende. A tout cela, il faut de l'amitié quelque part - osons le (gros) mot : de la générosité, bordel ! -, sinon au moins une insolente décontraction, toutes attitudes aux antipodes de la raideur suffisante et compassée qui caractérise une avant-garde à la française, jusque dans sa pesante déférence théorique à l'endroit de la post modern dance historique américaine. C'est pas qu'on râle ; c'est qu'on y pense, au-delà de l'intermittence. Trisha Brown et Steve Paxton : Lyon de Lyon, sous nos yeux, ces deux là paraissent pendant vingt minutes tels de grands enfants malicieux, surdoués certes, mais enfin enfants impertinents. Légers. Constructing milliseconds, construisant des millisecondes - c'est le titre de leur pièce - dans cette rencontre, ils musclent le vide d'attente qui les met en présence, en composant de libres unités non obligatoires, vite éparses. Ils s'empruntent et se rendent l'espace, tout en tranquille liberté. Ici, là, ils se retrouvent se tenant par les mains soulevées, face contre dos, dans une improbable figure bi-face, qui ne tient pas vraiment. Toujours aux aguets. On peut voir l'un comme le rural, marcheur pondéral (Steve Paxton), et sa partenaire comme l'urbaine fugace, buste comme effacé par la vivacité électrisée des directions qu'elle reçoit de l'espace. On croit les voir s'amuser à s'imiter un peu l'un l'autre, le saisir tirant sur une frange du burlesque, la surprendre gamine jusqu'au sautillement ; lui accentuant ses projections, elle gauchissant ses gestes. Ils roulent au sol. A angle droit l'un par rapport à l'autre, l'un accroché de ses pieds cambrés sur le bombé du flanc de l'autre ; et je vrille, et je te tire. Absolue simplicité. Mais pas n'importe quoi : comme à vingt ans, au comble de l'assurance décontractée, Trisha Brown fait la roue, d'un déroulé vertigineusement jeté à la renverse, pivotant tête en bas à la verticale, de son front dans le creux des mains de Steve Paxton rassemblées. Prouesse technique ? Intensité de la présence. Délire savant. Nectar du partage sensible. Partager son temps. C'est une des modalités de la rencontre, qui a vu les danseurs du Ballet de l'Opéra de Lyon sortir de leur établissement, et séjourner au Centre chorégraphique de Montpellier, en vue de la création de Slide, sous la direction de Mathilde Monnier. Résultat : hormis les caractéristique les plus anatomiques de leur corporéité, rien dans leur farouche et trépidante qualité de présence à cette pièce n'aura renvoyé au clivage entre danses classique et contemporaine. Bel enthousiasme dans la plasticité des traversées du plateau en lignes et par vagues, à quatre pattes étirées, à grands écarts glissants, à penchés jetés. Physiquement, il y a deux points de vue sur cette pièce. Depuis le parterre, les corps paraîtraient simplement tracassés par une présence autre surgie du sol. Mais c'est néanmoins la force déroulante et déferlante de ces grands tableaux balayés, de face, ou latéraux, qui l'emporte. Mathilde Monnier y enfonce le clou d'une conception du groupe qu'il faudrait dire adjonctive, non conjonctive, et de la masse désagrégante. La ligne est là ; mais toujours brouillée, contredite, fissurée. Au début, sous des perruques qui les font tout autant flamboyants qu'anonymes, certains des onze danseurs composent des paires d'arpenteurs de la dimension : l'un est au sol, l'autre debout, les pieds pris serrés entre les jambes de l'autre. De tout son poids, ce dernier est attiré vers le sol. Alors cette descente desserre l'étau des jambes du premier, allongé. Les ciseaux se font compas. C'est compact. Orthogonométrique. D'une étrange mesure. Décidément, la danse de Mathilde Monnier est aujourd'hui à l'opposé, décomposé, de l'ensorcellement des spirales et des volutes de feu la "danse contemporaine". L'autre point de vue physique consiste à regarder Slide depuis les balcons. Vues de là, les deux dimensions du plateau se mettent à danser dans les trois de la scène. Ca en fait au moins cinq. Peut-être plus. L'image y n'erre. Cela commence avec la modeste découpe des ombres portées des corps, pour continuer par des images vidéos des danseurs eux-mêmes filmés - par Karim Zeriahen - dans leurs déplacements en répétition, par une caméra plongeante, au-dessus d'eux. Par rapprochement progressif du plan, les personnages filmés grandissent, deviennent énormes, monstrueux, menaçant d'avaler les danseurs devenus en surface les nains d'eux-mêmes. Renversement des dimensions, heurt des plans : l'image est déchirure, sur laquelle les pas sont mis en doute. A creuser. Au programme de la soirée, Slide et Constructing milliseconds étaient encadrées par un duo, puis une grande pièce collective, soit deux transmissions, pour entrée au répertoire, par William Forsythe. Le Duo n'est pas inintéressant, qui convoque toute la virtuosité classique dans des ralentissements paradoxaux. Puis Double/Single jette tout le ballet sur des matelas. On aimerait que ça renverse un peu les choses, et que ça

Gérard MAYEN
Mouvement.net
Octobre 2003