Trois complices de création témoignent de l’engagement de la chorégraphe
La chorégraphe Mathilde Monnier possède un sens aigu de la
confrontation avec d'autres artistes. Trois de ses complices, la
photographe Isabelle Waternaux, la cinéaste Claire Denis et l'écrivain
Christine Angot, évoquent leurs dialogues privilégiés.
Isabelle Waternaux, photographe
La photographe a collaboré avec Mathilde Monnier pour un livre, MW (éd.
P.O.L), en 2001. Pour l'oeil aiguisé de Waternaux, Mathilde Monnier a
accepté de poser nue et en dansant pendant une séance d'improvisation
de deux heures.
"Je connaissais ses chorégraphies avant de la
rencontrer. J'avais très envie de travailler avec elle et je l'ai
croisée grâce à une autre chorégraphe, Emmanuelle Huynh. Je lui ai
montré des photos et elle a accepté de poser pour moi. J'aime
travailler avec des danseurs sur la nudité, car leur corps est un outil
avec lequel on peut aller plus loin, plus vite. Ils possèdent cette
capacité à faire participer corps et pensée à une invention des formes.
L'improvisation chorégraphique donne une matière particulière à la
photographie.
Mathilde était un peu réticente à improviser nue
mais a accepté le jour même de la prise de vue. La séance a été très
intense et forte, comme un temps suspendu. Je ne savais pas à quel
point cela se refléterait dans les photos, mais le résultat a été tel
que j'en ai fait un livre.
Pendant la prise de vue, je relançais
Mathilde de temps en temps à partir des points d'appui - murs et
sol du studio, mais aussi au sens métaphorique du terme. Tout se
passait à travers le regard pour moi, et la danse pour Mathilde.
Un fil tendu entre nous ne s'est pas relâché pendant deux heures. La
fluidité a été permanente, avec très peu de temps morts. La nudité de
Mathilde est particulièrement forte de par son rapport au monde et ses
expériences, entre autres avec Marie-France, femme autiste avec
laquelle elle a travaillé.
Je plongeais dans son mouvement au
point qu'il y a eu une sorte d'interaction profonde entre nous, de
renversement entre elle et moi, que nous avons traduit dans le titre en
mettant nos deux initiales. Elle s'est beaucoup exposée dans ces
photos, et moi, paradoxalement, autant qu'elle. Cette séance m'évoque
cette phrase de Georges Bataille : "Un nuage emplissait le ciel avec
une rapidité sans hâte, se faisait et se défaisait, tirant sans cesse
de l'inconsistance et du détachement la puissance d'envahir." "
Christine Angot, écrivain
Huit ans après une collaboration autour de la pièce Arrêtez, arrêtons,
arrête, dont elle a écrit le texte, Christine Angot rejoint la
chorégraphe pour un duo écorché intitulé La Place du singe. Règlement
de comptes avec la bourgeoisie auquel les deux complices appartiennent
peu ou prou, ce spectacle, créé au festival Montpellier-Danse, est
repris à Avignon, au Cloître des Célestins, du 23 au 27 juillet.
"On s'entend bien, on travaille bien. Il n'y a pas de blocage entre
nous, c'est simple, ça produit. On trouve assez vite ce qu'on veut
faire. On a confiance l'une dans l'autre, ce qui n'était pas le cas il
y a huit ans. La confiance est née de ce qu'elle a lu de moi, et moi de
ce que j'ai vu d'elle. On s'accommode de nos défauts respectifs. Sa
façon de déployer des stratégies pour tout contrôler, alors qu'elle
sait fort bien qu'elle ne contrôle rien du tout, en s'imaginant qu'on
ne la voit pas faire, m'agaçait avant.
Maintenant, ça me fait
rire, je trouve ça charmant. On sait aussi qu'on peut lâcher des trucs.
Lorsqu'on a commencé à évoquer le sujet de la bourgeoisie, c'était
incroyable tout ce que racontait Mathilde. Je lui posais des questions
et elle n'arrêtait pas de parler. Elle avait beaucoup à dire, et c'est
comme ça que le sujet du spectacle s'est imposé peu à peu.
Elle
est comme moi, j'essaie de comprendre des choses, et discuter avec elle
m'aide à comprendre. Pendant les répétitions, j'étais assise à la table
en train de lire le texte, et Mathilde était derrière moi, partant dans
toutes les directions pour explorer dans l'espace ce qui se passait
avec le texte. J'étais le fil, l'axe autour duquel elle partait.
Je suis très touchée par la façon dont je vois qu'elle entend le texte,
à quel point il résonne en elle et comme c'est juste. Je sens son
engagement. Elle cherche, elle réagit. Elle peut se cogner contre le
texte, lui rentrer dedans, à quel endroit elle est touchée, atteinte
par ce que je dis. Ça, j'adore, c'est formidable.
Ce que je
préfère en général chez les gens, et chez Mathilde en particulier,
c'est d'abord leur qualité artistique. Tout le reste suit. Et, sur le
plateau, on voit tout de suite ce qu'est un vrai dialogue entre deux
personnes. Il y a une vérité pour elle, pour moi, dans le rapport au
public, qui est là."
Claire Denis, cinéaste
Pendant deux ans, entre 2002 et 2003, la cinéaste Claire Denis a
accompagné Mathilde Monnier dans son quotidien de chorégraphe et de
directrice du Centre chorégraphique national de Montpellier. Un film a
vu le jour intitulé Vers Mathilde. Il est présenté le 30 juillet, à 22
h 30, sur Arte.
"Nous nous sommes rencontrées autour de
l'opération Potlatch, rassemblement d'artistes de tous horizons venus
échanger leur talent dans l'esprit des traditions amérindiennes, que
Mathilde avait mise en place dans le cadre du festival
Montpellier-Danse, en 2000. Mais je n'avais pas pu participer. Nous
avons alors voulu faire un film ensemble pour faire connaissance. Il y
a en elle quelque chose de complet qui m'a toujours attirée, son
intelligence et sa beauté, sa façon de parler de son travail. Nous nous
sommes retrouvées pendant deux ans pour tourner des séquences avec elle
lors de répétitions. Mathilde est très généreuse avec les gens qui
travaillent avec elle. Elle m'a accepté avec mon équipe de tournage
sans problème.
Sa force, son courage m'intimident. Sa lucidité
aussi. On voit en elle une image à fleur de peau. Elle a aussi quelque
chose de léger, d'ouvert. Elle est singulière. Ça fait parfois un peu
souffrir et ça rend la quête solitaire. Je ne sais pas si je la connais
mieux depuis le tournage, mais je l'aime plus. Je me sens en empathie
avec elle, avec son travail, qui est comme un appel d'air, absolument
pas décoratif. Elle repousse toujours ses exigences, sans jamais
baisser les bras, spirituellement, intellectuellement. Même si je ne la
vois pas très souvent, je pense à elle, un peu comme à une soeur. Je me
sens moins seule grâce à elle.
Comme elle, je ne suis pas dans le
ressenti. Je crois qu'on en a horreur toutes les deux. Comme s'il
fallait arrêter de penser pour ressentir. Il s'agit plutôt de penser ce
que nous ressentons. Nous partageons une amitié avec le philosophe
Jean-Luc Nancy. Mathilde a écrit un livre, Dehors la danse (éd. Rroz,
BP 6131, 69466 Lyon, cedex 06. Tél. : 04-72-74-08-65), et mis en scène
un spectacle-conférence, Allitérations ; moi, je viens de réaliser un
film, L'Intrus, à partir d'un ouvrage de Nancy."
Propos recueillis par Rosita Boisseau
Le Monde
22/07/2005