Pour sortir des limites de son vocabulaire, la chorégraphe Mathilde Monnier s'est embarquée pour l'Afrique, terre de mythes. De la confrontation Nord-Sud, " Pour Antigone " trouve un rythme plus terrien. Si Mathilde Monnier est finalement choisie pour prendre la direction du Centre chorégraphique de Montpellier, son "futur" public lui est déjà acquis. Moult rappels et martèlements des pieds l'ont prouvé. Loin de sombrer dans la morosité ambiante qui sied si bien pour évoquer une supposée panne des talents, Mathilde Monnier a plutôt cherché à débusquer ses propres impasses. Ce fut le point de départ de " Pour Antigone ", chorégraphie dédiée à l'héroïne tragique de Sophocle, prise ici dans le faisceau de deux cultures, africaine et occidentale. Histoire, sans doute, de donner plus de relief aux parts d'ombre que le pouvoir absorbe, et plus de brillance au territoire emporté par la conviction. Ou l'amour. Il y a tout cela dans l'attitude d'Antigone qui refuse de voir son frère privé de sépulture et s'y oppose au risque de sa vie. Qui connaît Mathilde Monnier et la suit depuis le début des années 80 dans ses tribulations auprès des chorégraphes François Verret et Jean-François Duroure, puis, seule à la tête de la compagnie De Hexe, s'est habitué à la voir dialoguer avec la musique (de préférence avec le clarinettiste Louis Sclavis) ou le théâtre. On a pris goût à ses décors artificiels, signés Annie Tolleter, peintre-scénographe de toutes ses chorégraphies, à cette fabrique de rêves toujours en attente qui fait plier le corps dans certaines directions, tel ce plateau de roseaux plantés sur le plateau de " Face Nord ". Dans ses pièces, les portées ressemblent à d'impensables constructions de Lego. On garde en mémoire des nuques aux ressorts de punching-ball, les jambes en grandes arpenteuses. Comme le dit justement François Verret, "danser, c'est mettre un pied devant l'autre". A quoi Mathilde Monnier acquiesce : "Et il existe 10 000 façons de le faire". Avec un peu d'imagination... Or, c'est justement sur ce point que Mathilde Monnier a senti ses limites. Ne trouvant plus le répondant nécessaire dans l'imaginaire des danseurs français, elle est allée à la rencontre de l'Afrique, recherchant le choc, la confrontation. Ce n'est pas la première fois que la danse moderne ou contemporaine cherche à se ressourcer, et Mathilde Monnier se place dans la lignée de Marie Wigman et Martha Graham. Alors, pourquoi l'Afrique plutôt que l'Inde, Bali, Java ou le Japon ? Par affinité, pour avoir vécu en Afrique du Nord et bourlingué en Afrique de l'Ouest. Et aussi pour équilibrer les comptes : "Nous connaissons très mal la danse africaine, seulement comme un folklore, contrairement à la musique africaine qui est très à la mode." Autre raison : "La danse africaine est dépourvue d'enluminures. Elle est pure, il n'y a que la musique et la danse. J'avais envie de revenir à une danse "pauvre"." Pour son théâtre pauvre, Jerzy Grotowsky voulait des acteurs qui soient des saints. Mathilde Monnier n'en demande sans doute pas tant à ses danseurs, mais la part de sacré y est malgré tout importante. Ne serait-ce que par identification avec la culture africaine, où la danse, souvent, mène à la transe, accompagne les rites funéraires et pas seulement les fêtes. C'est au Burkina Faso, le septième pays parmi les plus pauvres du monde, que Mathilde Monnier est allée à la recherche de danseurs, grâce à l'aide de Vincent Koala, qu'elle n'hésite pas à surnommer le Diaghilev de l'Afrique. Première claque : "On travaille presque en opposition. La danse contemporaine semble très proche de la terre. Elle prend sa source dans le sol, et, soudain, on découvre que les Africains sont dix fois plus proches de la terre. La danse contemporaine est encore voisine du classique de l'élévation. Voir des gestuelles de corps penché à 90 degrés, les jambes droites, le dos parallèle au sol, pendant plus d'une heure, c'est très étrange." Deuxième temps : constat des différences entre danse rurale et urbaine. "Ce qui vient de la brousse est encore très proche du rituel. La danse urbaine est plus violente, plus physique, alors qu'à la campagne elle est moins urgente." A tous les danseurs et musiciens rencontrés, Mathilde Monnier a parlé d'Antigone, estimant qu'une histoire narrative et mythique serait une façon d'aller vers les Africains... loin de se douter que tous connaissaient l'intrigue, pour la simple raison que la pièce fut interdite après l'assassinat de l'ancien président de la République burkinabé, Thomas Sankara, enterré en secret et privé de funérailles nationales. L'importance des rites funéraires en Afrique explique aussi qu'Antigone trouve là-bas une telle résonance. A partir de là, le travail pouvait commencer. A parts égales : cinq danseurs blancs et cinq danseurs noirs (dont une gamine de 12 ans avec cette énergie de bulldozer qu'ont seuls les enfants) et, pour la musique, le percussionniste Zani Diabaté - le Jimi Hendrix de Bamako - et Christophe Séchet, vieux complice de la chorégraphe. Une femme et une enfant noire chantent a capella et dansent lorsqu'une décharge de décibels fait trembler la cour Jacques Cour et gagne chaque muscle des danseurs, amplifie leurs mouvements. Pour tout décor, des panneaux de tôle ondulée pivotants ; un vaste carré de toile blanche, plissé par le vent, est tendu au-dessus du plateau. Il y a encore un siège de voiture, un lampadaire-siège, un sol qui se soulève par plaques et circonscrit des espaces de danse à conquérir ou à perdre. Des images qui passent : comme celles des hommes-linceuls, au visage recouvert de ces foulards dont on s'entoure la tête dans le désert, qui déambulent, comme ivres. Danses africaines traditionnelles et danses contemporaines françaises coexistent et, de façon fulgurante, se rencontrent. Ainsi, ce duo pour deux hommes, d'une gravité belle et saisissante ; cette silhouette blonde, perchée sur de blancs escarpins, épaule tremblante, hébétée devant la danse de ces femmes et ces hommes africains, pure dépense d'énergie, comme reliée aux pulsations de la terre. La différence est là : dans cette mise à distance de la terre, qu'on appelle élévation ou autrement, que pratique la danse contemporaine. La capacité de dérision des danseurs de la compagnie De Hexe est aussi réjouissante que l'humour des artistes burkinabé. Le rythme se modifie peu à peu, la danse africaine portée vers l'accélération, tandis que la danse contemporaine favorise la lenteur, l'élongation du mouvement, aime à provoquer l'équilibre, à le mettre en danger. Le plaisir, décidément, c'est que cette Antigone ne livre pas tout son jeu d'un seul coup.
Fabienne ARVERS
Libération
30 Juin 1993