Mathilde Monnier : "La danse approfondit la connaissance des relations humaines" Nouvellement dotée d'un magnifique outil de travail, les Ursulines, Mathilde Monnier, directrice du Centre chorégraphique national de Montpellier, est aujourd'hui l'une des figures majeures de la danse en France. Avec grande humilité, elle revient ici sur les raisons de son engagement artistique auprès des personnes défavorisées et s'explique sur les enjeux du moment, les nouvelles orientations de la politique de la danse et l'intrusion du Front national dans la politique culturelle des régions. Etre nommée directrice d'un centre chorégraphique national à 34 ans n'engage-t-il pas à de trop lourdes responsabilités ? J'étais en effet l'une des chorégraphes les plus jeunes à devoir endosser cette responsabilité. Dans un premier temps, on a l'impression que le travail dans un centre chorégraphique national s'apparente à celui d'une compagnie un peu plus étendue. C'est seulement au fil des années que nous prenons conscience de l'ampleur de la tâche qui correspond, en fait, au projet que l'on s'est soi-même donné. Mais cette responsabilité, je l'ai vraiment voulue, pas seulement en tant que directrice artistique de la compagnie mais aussi parce qu'elle supposait le travail de sensibilisation et de pédagogie dans la ville, pour l'ensemble du projet. Le fait d'être tenu à un lieu et à un tissu local, qui plus est dans une institution, n'est-il pas trop contraignant pour un créateur appelé à beaucoup tourner ? Lorsque nous acceptons ce genre de responsabilités, il faut l'assumer jusqu'au bout. Mais ce n'est pas une contrainte car j'adore cette ville, j'aime y voyager et je trouve passionnant d'avoir enfin un public fidèle. Si je n'avais pas été sédentaire, je n'aurais jamais pu entreprendre le travail passionnant que j'ai entrepris à l'hôpital psychiatrique pendant cinq ans. En plus, nous avons tout de même cette liberté de pouvoir partir, nous effectuons des résidences, la compagnie voyage dans le monde entier. Mais je me souviens qu'en 1994, quand je suis arrivée, sortir du milieu artistique parisien a pour moi représenté une énorme bouffée d'oxygène. N'êtes-vous pas passée d'un microcosme parisien à un microcosme montpelliérain de notables et d'artistes locaux ? Peut-être, mais je ne me sens pas notable dans cette ville. J'ai lié relation avec des gens que je n'aurais pas pu rencontrer à Paris où l'on est cantonné dans le milieu artistique. Je n'ai jamais rencontré autant de gens que dans cette ville et ce, dans des milieux extrêmement différents, dans les associations, avec les réseaux d'animateurs dans les quartiers difficiles, à l'hôpital... Ce désir de travailler avec ces populations diverses, le ressentiez-vous depuis longtemps ou est-il le fruit de votre implantation dans une institution ? Il existait depuis longtemps parce que je crois que je me suis intéressée à la danse aussi à cause de cela. J'avais l'intuition que la danse offrait cette possibilité d'ouverture. Ce n'est pas tant la danse en soi qui m'intéresse mais tout le lien qu'elle peut instaurer avec d'autres gens. Au contraire du théâtre qui a tendance à rester dans un monde cloisonné, la danse s'est tout de suite donnée cette capacité d'investigation vers les autres, et toujours sous forme d'échange. C'est un art jamais solitaire où l'on est sans cesse en attente de réponses. La danse permet d'accéder à une connaissance du corps et à une esthétique, mais elle approfondit aussi la connaissance des relations humaines. Les gens ont un réel besoin d'avoir ce type de communication qui ne passe pas par le langage, ou alors celui du silence. Par exemple, le langage du corps dans la maladie est essentiel. Avec un peu de recul, que retenez-vous du travail que vous avez réalisé avec les autistes ? D'abord un travail d'équipe, aussi bien avec l'association relais qu'avec les médecins, thérapeutes, psychologues, psychiatres... Travailler en équipe, voilà une belle idée que nous ne savons pas toujours mettre à l'ouvre dans l'art. Puis j'ai appris une autre approche du langage, de la souffrance, de l'humain dans un univers qui nous est étranger. Prendre le monde du réel de plein fouet remet les choses en place lorsque nous appartenons à une sphère privilégiée, celle de la danse, qui est tout de même le monde de l'esthétique et du beau. Comment avez-vous abordé ce travail ? Je suis venue en institution et non pas dans une association qui faisait de la danse "en plus" pour des débiles légers. J'arrivais à Montpellier et il a donc fallu faire ses preuves, expliquer le projet, pourquoi j'allais à l'hôpital psychiatrique plutôt qu'à l'opéra. J'ai été testée pendant un an, les gens voulaient savoir si je viendrais bien tous les mercredis, si je n'étais pas dilettante, ce que j'allais apporter comme travail et comme discours. Au bout d'un an, nous avons commencé à mettre en place des ateliers sur le mouvement, avec à chaque séance une évaluation des médecins. Dans cette histoire, j'ai tenu à apporter au malade et au médecin une autre vision du corps de l'autiste que la vision thérapeutique. J'ai travaillé sur des choses simples, le mouvement, l'espace, le vide, la concentration, le toucher, le rapport à l'autre, tout un champ que les médecins n'explorent pas du tout. Il y a eu un rejet au début des années 80 e tout ce qui ressemblait de près ou de loin au socioculturel. On semble aujourd'hui prêter à nouveau attention à l'action culturelle. Qu'en pensez-vous ? Je me moque de toutes ces étiquettes. Je fais ce qui m'intéresse et ces pratiques m'intéressent aussi pour l'artistique. Je suis en ce moment sur un autre projet dans un quartier difficile, mais j'en parle très peu, justement pour ne pas être étiquetée. Je rencontre vingt femmes maghrébines depuis un an tous les lundis, je le fais sans me poser aucune question, uniquement parce qu'il y a une profonde nécessité à le faire. Cette nécessité est-elle celle de l'artiste, de la directrice d'institution ou de l'individu ? Tout à la fois. Nous ne pouvons pas mener ce genre de projets parce que c'est inscrit dans le cahier des charges ou par visée politique. Les centres chorégraphiques qui ont cette démarche engagent quelqu'un pour mener ce type d'action. Personnellement, cela m'intéresse de m'y impliquer. Quant aux danseurs, ils le font s'ils veulent. En dehors du travail artistique de la compagnie et des spectacles, je leur demande chaque année de présenter un projet. L'un d'eux, Herman Diephuis, vient de s'impliquer avec des gens atteints de pathologies très graves. Certains travaillent dans les écoles. Mon idée est de les intéresser vraiment à ce genre de démarche et non pas de leur imposer. Est-ce que ce travail effectué avec ce qu'on appelle le non-public a des incidences sur leurs pratiques culturelles futures ? Viennent-ils voir les spectacles ? Je ne le fais pas pour ça. Ce serait une fausse manière d'approcher le public. Je veux seulement leur apporter quelque chose dans leur vie, ne serait-ce qu'un espace d'imaginaire ou de liberté. Est-ce à dire qu'en tant qu'institution financée par l'Etat, votre mission première se situe sur ce terrain plus que dans la présentation de spectacles ? Les deux vont ensemble. J'ai commencé à m'investir sur le terrain avant d'être à Montpellier et je continuerai après. Je trouve cela aussi noble que le spectacle. J'ai lu des choses hallucinantes, où l'on me cataloguait par exemple de "danseuse sociale"... Vous a-t-on reproché de ne pas vous consacrer à la production internationale de spectacles ? Oui, je pense. Cela dit, mes spectacles tournent beaucoup. Mais lorsque j'ai réalisé deux pièces sur l'enfermement, on m'a fait savoir à la deuxième, que ce serait bien de changer de sujet, de réfléchir à une proposition grand public. Votre démarche est avant tout artistique. Pensez-vous néanmoins que l'action culturelle peut être efficace pour sensibiliser de nouveaux publics ? Il ne faut pas penser en terme d'efficacité. La qualité de l'artistique, c'est de ne pas attendre un résultat, de ne pas devoir être rentable, d'être au contraire dans la gratuité. L'artistique est le dernier endroit où l'on n'est pas dans la loi du marché. Je n'attends pas que les gens viennent dans la salle après, contrairement à ce que font toutes les scènes nationales pour avoir leur public. Vous avez dit que ce que vous recherchiez, c'est à impulser un courant d'artistes, pas à cultiver un style d'auteur. Qu'entendez-vous par là ? Je suis effectivement davantage intéressée par créer un courant, impulser une certaine idée de l'art, de la danse reliée au monde plutôt que de construire mon petit patrimoine personnel. Il s'agit d'une démarche marginale car la plupart des artistes cherchent à construire une ouvre... Pas moi. Mon ouvre, ce sera de voir les artistes qui m'entourent prendre le relais de cette démarche, et le lieu se pérenniser. Les Ursulines, est-ce bien le lieu dont vous aviez rêvé ? Ce n'est pas moi qui l'ait rêvé, c'est Dominique Bagouet. Je ne sais pas ce que j'aurais fait si Dominique n'avait pas tout imaginé, tout prévu. J'ai voulu que son rêve aboutisse. Je n'ai fait que le bâtir. Il s'agit d'un lieu de création et de rencontres, un lieu de résidences, de formation avec 18 élèves internationaux à l'année. Je tiens à ce que ce soit un repère pour les danseurs professionnels de haut niveau. Il est un des seuls lieux en France qui propose des cours professionnels tous les matins pendant toute l'année, à 35 frs le cours, avec des enseignants du monde entier. C'est un pôle de rattachement pour les danseurs. Avant ou après leur tournée, ils savent que le cours sera toujours dispensé. Avez-vous également mis en place un projet pédagogique pour les danseurs de la région ? Cela prend la forme de prêt de studio. Les Ursulines comptent deux studios, l'un pour la compagnie, l'autre prêté tous les jours à un collectif. Pensez-vous qu'un centre chorégraphique national, au-delà de sa dimension internationale et nationale, doit avoir un rôle à jouer auprès des artistes de la région où il est implanté ? Il s'agit peut-être de la mission la plus difficile à tenir. J'ai toujours cherché à ne pas me retrouver en position d'arbitre, à ne pas être la seule protagoniste. Nous avons à répondre aux demandes mais je n'ai pas envie d'adopter une politique dirigiste. J'invite les danseurs à enseigner, à venir en résidence, mais ce n'est pas facile car la demande est importante. Un souffle de contestation apparaît aujourd'hui dans la danse à travers différents collectifs d'artistes indépendants. Nous sommes à un tournant de la politique de la danse en France. Quelles sont les pistes de réflexion qui vous semblent les plus intéressantes ? Je pense qu'il faut casser l'aspect pyramidal du secteur. Je comprends que des compagnies soient envieuses parce que nous avons beaucoup plus de moyens qu'elles et je trouve sain qu'elles réagissent en collectif. Mais nous avons beau faire toutes les réformes que l'on veut, rien ne changera tant que des enveloppes budgétaires ne seront pas débloquées pour la danse. Les compagnies indépendantes ne doivent pas avoir de plafond de financement. Il faut créer d'autres possibilités d'extension que le seul centre chorégraphique national. Il y a un besoin de sortir du cadre. Par ailleurs, un énorme effort doit être fait pour que d'autres villes accueillent des chorégraphes. Se pose aussi le problème des relais en région, notamment de véritables conseillers DRAC pour la danse ? Tout cela se met en place. Jean-Marc Urrea, l'administrateur du Centre, consacre 20 % de son temps à conseiller les compagnies parce que nous avons la possibilité d'être très au fait de certaines mesures. Le statut social du danseur est vraiment trop précaire. Avec le travail et la compétence que cela exige, il devrait disposer du même niveau de vie qu'un comédien ou qu'un chanteur. La musique s'enseigne à l'école, pas la danse. Des postes pourraient être créés pour des danseurs à de nombreux endroits car la danse n'existe nulle part dans le champ pédagogique. Il y a besoin de postes institutionnalisés pour qu'un danseur, lorsqu'il s'arrête à 40 ans, ne soit pas obligé d'aller au conservatoire. Il devrait pouvoir postuler dans l'Education nationale, à l'université, à l'hôpital, là où il y a des besoins énormes. Pensez-vous que la charte de service public proposée par le ministère pose les bonnes questions ? Elle en pose de nouvelles qui sont importantes, notamment les renouvellements du statut de directeur de centres, les salaires, la proportion artistes-administratifs... Voyageant beaucoup à l'étranger, je m'aperçois qu'il y a tout de même en France une réelle prise en considération de la culture par l'Etat. C'est tellement le désert ailleurs ! Quand les Américains viennent ici, ils ont l'impression d'être dans un paradis culturel. Que pensez-vous de la formule de l'accueil-studio qui vient d'être instaurée par le ministère ? Cela peut changer les relations que nous avons avec les compagnies parce que cela introduit un rapport financier. Par ailleurs, cela conforte la structure pyramidale du secteur. Malgré tout, c'est une bonne chose pour les compagnies. Plutôt que de proposer des invitations parsemées, nous avons pour notre part décidé de coproduire, à hauteur d'environ 100 000 frs, trois projets dans l'année. Nous les invitons et nous leur apportons un soutien logistique. Vous êtes directement concernée par la présence d'élus d'extrême droite dans votre instance régionale. Que peuvent faire les artistes face au Front national ? D'abord continuer leur travail sans rentrer dans le jeu politique, surtout lorsqu'on entend dire que les artistes doivent se taire pour pouvoir être subventionnés. Pour ce qui est des coupes budgétaires, la seule solution est de trouver de l'argent ailleurs. Mais le plus important est de faire prendre conscience aux gens que des choses graves sont en train de se passer dans cette région. C'est dramatique de constater qu'il existe une sorte de banalisation, certains estimant que puisqu'il y avait déjà des élus du FN au conseil régional précédemment, rien n'est si différent. Tout est fait pour que la bataille soit localisée dans le monde culturel. Or au sein du comité du 20 mars (1), nous voulons justement hisser la réflexion à un niveau plus général, à un niveau citoyen. Que vous inspire le fait d'être la cible privilégiée, avec Jean-Claude Fall, du Front national ? Je ne veux pas me placer en héroïne ou en bouc émissaire. Il ne faut pas oublier que nous avons tout de même des moyens pour travailler librement. En revanche, il y a des idées ou des agissements sur lesquelles nous ne lâcherons pas. Ce qui est dangereux et extrêmement pernicieux, c'est de voir que des élus de droite reprennent le discours du Front national. Entretien réalisé par Eric Fourreau et Paul Rondin (1) Collectif créé juste après l'élection de Jacques Blanc à la tête de la Région Languedoc-Roussillon avec les voix du Front national.
La scène
1er Septembre 1998