Une nouvelle création inspirée de "Lenz", le roman de Georg Büchner. Plus sec qu'un coup de trique ce Déroutes que Mathilde Monnier assène sur le plateau du Théâtre de Gennevilliers, en coproduction avec le Théâtre de la Ville et le Festival d'automne. Et quand on dit sec, on pense à asséché, essoré, réduit à l'os, au squelette. Inspirée des déambulations du personnage Lenz, héros du roman homonyme de l'écrivain allemand Georg Büchner, la pièce fouille jusqu'à l'usure l'idée de l'automatisme de ce qui meut chaque individu, physiquement et mentalement. Comme une résonance qui constituerait une sorte d'empreinte globale, quasi génétique. Une échographie sonore des corps, réelle et imaginaire. En 1996, la chorégraphe créait L'Atelier en pièces à partir de travaux menés avec des enfants autistes. Elle s'acharne encore dans cette nouvelle création sur la trace solitaire, les cheminements obsessionnels de nos petites et grandes folies ordinaires. Nos monomanies ambulatoires. Le titre est parfait. Il s'agit de routes empruntées. De ce qui éventuellement peut dérouter l'habitude, faire perdre contenance. Mais il s'agit prioritairement des minuscules débâcles répétitives dans lesquelles chacun d'entre nous s'enlise et que chacun d'entre nous s'inflige. Irrémédiablement. Sur le plateau, doublé de l'arrière-scène, donc très profond, les danseurs arpentent, chacun plongé dans ses propres pensées, isolé. Ils heurtent parfois des panneaux et des objets sonorisés, planqués tout autour de leur piste d'errance, déclenchant des échos qui renseignent avec une précision clinique sur l'état d'esprit : violent, intentionnel, ou simplement distrait. Frappe volontaire pour se défouler, ou frappe par inadvertance. Partout des tuyaux jaunes, rouges ou bleus. Ils serviront à gonfler de gigantesques bouées de sauvetage, une sorte de radeau, un matelas. Comment adoucir son rapport avec le monde, se protéger ? Ces tuyaux serviront également à envoyer dans des tubulures de plastique de l'air comprimé, pétaradant sous la pression. Sisyphe modernes Le musicien Erikm a magistralement orchestré cette dualité invisible entre les bruits très concrets et ceux que dégageraient les ondes mentales et les grondements de l'âme. Des sons ayant la violence d'avions au décollage. C'est si réussi que ce dispositif devient le centre de Déroutes. C'est le musicien, à partir de sa console et de ses machineries enregistreuses, qui semble téléguider ces Sisyphe modernes, poussés par des rythmes apparemment si absurdes que la chorégraphe n'hésite pas, vers la fin, à tirer son propos vers des scènes surréalistes, menées avec un humour froid par Hermann Diephuis et une Corinne Garcia toujours aussi extatique, les deux seuls anciens de la compagnie avec Bertrand Davy ; tous les autres interprètes sont nouveaux, souvent issus de la cellule de formation que Mathilde Monnier anime dans son Centre chorégraphique de Montpellier. Autres nouveaux venus : Stéphane Bouquet, par ailleurs critique littéraire et scénariste, reproduit en scène sa manière d'écrire de la poésie qu'il forge, et qui se forge, tandis qu'il marche les yeux baissés, à l'écoute du monde. Dalila Kathir, chanteuse, vocalise comme on se gargarise, la bouche ouverte émettant des trilles aigus. Ses rondeurs, qu'on accepte tout à fait, sont néanmoins gênantes dans ce contexte tant on sent la volonté d'exposer un corps différent. Un exemple volontariste parmi d'autres qui détourne Déroutes de sa force hypnotique initiale. Pas assez dérouté, le spectateur marque le pas et arrête de marcher dans sa tête. Il a compris.
Dominique FRETARD
Le Monde
16 Décembre 2002