« Cru » de Mathilde Monnier et Alain Rigout

Bagnolet 1985
Prix du Ministère de la Culture
Avec : Mathilde Monnier, Eric Rond de Pierre, Hélène Desplat, Sylvie Giron


La chose s’est produite samedi vers 17h et environ deux heures plus tard le lendemain : face au public, Mathilde Monnier, Hélène Desplat, Sylvie Giron pour les danseuses ; Eric Rond de Pierre pour le comédien. Ces quatre corps possédés par une gestuelle hystérique, les sourcils ponctuant chaque tic. Le comédien, l’air ahuri, chausse un gant. Suspense sans cause. Une serpillière fait son entrée frénétiquement. Puis c’est le tour d’un plumeau virtuose. Enfin, une bouteille rouge sang roule dans un chiffon à poussière. Un univers d’arrière-cuisine que confirment, sur les cuisses des danseurs, des jarretières festonnées de fourchettes et de couteaux. A décortiquer la bande-son, mijotée par Ghédalia Tazartès, on découvre, sous une corde de piano fixée à une guitare électrique, le son minimal de baguettes de restaurant chinois. Que s’agit-il donc d’ingurgiter ? Rien de véritablement comestible, si ce n’est ce concours lui-même où les danseurs se produisent en s’offrant eux-mêmes en pâture.
« Tout est construit sur la viande », déclare Mathilde Monnier. La viande ? Quelle viande ? Un frisson parcourt l’assistance. Car au terme de ce qu’elle et son  complice, Alain Rigout, appellent  « la conversation » - les danseurs sont face à face comme pour un conciliabule – chacun d’eux exhibe de larges entrecôtes. Saignantes pour que personne n’ait de doute sur ce qu’ils représentent : des bêtes à concours donc de la viande ; sur ce qu’ils révèlent : un jury est toujours carnivore. Car à force de voir défiler tant de danseurs, les collants-chair s’évanouissent pour ne laisser apparaître que des corps travaillés par l’exercice quotidien, meurtris par des prouesses techniques obtenues par contrainte. Une aberration. L’idée qu’une compétition de danse ressemble à un concours agricole s’affirme alors. Initialement d’ailleurs, ces chorégraphes avaient illustré leur travail par un texte technique déniché dans un manuel vétérinaire : comment faire d’un taureau un bœuf, le nourrir, le soigner, l’abattre quand il est blessé. L’image de la danseuse classique glissant une escalope dans ses pointes n’est pas étrangère à ce délire d’autopsie de la danse. C’est aussi une mise à mort. Celle d’un jury symboliquement  débité en faux-filet et en plat de côtes. Aucun doute, cette chorégraphie emprunte à la tradition picturale du bœuf écorché et de la nature morte.  Là où l’inanité se fige comme à un tableau de chasse. Une métaphore saisie à point, comme chez Bacon.
« Mais quel est donc votre argument ? » demande-t-on, inquiet, lors d’une première audition. Au cours de la seconde éliminatoire, le jury détourna pudiquement la tête : les steaks juteux dégoulinaient. « Cru », s’exclamèrent alors les candidats. Ils venaient à l’instant d’intituler leur danse sacrificielle. « Bons pour le concours », rétorquèrent alors en chœur les membres de la commission de sélection. Sans voir qu’ils affûtaient eux-mêmes les fléchettes visant la cible dont ils étaient la mire.

B. P-N
Libération
Lundi 25 mars 1985