Qui voyez-vous ? Poème de Gherazim Luca " Nous ne voyons personne Nous voyons parfois quelqu'un Sinon comme quelqu'un qu'on voit Du moins comme quelqu'un qu'on voit parfois. " Un poème qui fait et défait l'acte de voir, l'attention portée au regard et à l'Autre que l'oil rencontre ou évite. L'oil, miroir de l'âme, dit le langage commun. Qui voyez-vous ? est le titre de ce poème de Gherazim Luca, auteur roumain contemporain, disparu depuis quelques années. La question posée ne l'est pas tant à notre entendement qu'à nos sens. C'est une question directe mais elle n'appelle pas de réponse directe, elle s'engouffre dans les méandres de la perception, état premier de la pensée. Les mots de Gherazim Luca sont libres de toute pensée formalisée et saisissent à leur source ce qui les provoque et les anime. Le geste de la parole se révèle à mesure qu'il se déploie. Gille Deleuze parle de Gherazim Luca comme de quelqu'un qui bégaie sa langue, la découvre comme une langue étrangère et qui, par la posture qu'il a vis-à-vis d'elle, renoue avec la dimension mythique que les mots véhiculent avant qu'ils ne soient instrumentalisés par des vouloir-dire. Ce qui correspond très exactement au projet de Jean-Pierre Drouet, Mathilde Monnier et François Verret : " Qui voyez-vous ? " Cette question est la nôtre et celle du spectateur. Nous avons la volonté de sortir d'une dramaturgie pré-écrite, d'une intention thématique ou d'un vouloir dire qui serait premier. " Le spectateur a alors la possibilité de questionner son propre regard, à la mesure de ce qui lui est proposé. Ce n'est certes pas la première fois que ces artistes travaillent ensemble Ce n'est certes pas la première fois que ces artistes travaillent ensemble et mêlent leurs disciplines au sein d'un même élan : celui du geste, neutre, initial, non configuré dans une forme établie. Mathilde Monnier était danseuse lorsqu'elle découvrit le travail de François Verret dans les années 80. Aujourd'hui elle évoque cette rencontre comme l'amorce d'un travail qui l'a menée à la chorégraphie. Les créations lumière d'Eric Wurtz accompagnent Mathilde Monnier depuis quelques années. Jean-Pierre Drouet, compositeur et percussionniste, était aux côtés de François Verret dans Rapport pour une académie, spectacle inspiré par la nouvelle de Franz Kafka. Quant aux machines sonores de Claudine Brahem, on a pu les voir dans plusieurs spectacles de François Verret : Nous sommes des vaincus, Rapport pour une académie, Sur l'air de Malbrough. Ouvrir un espace poétique qui renvoie chacun à une part qu'on a en soi d'inconnu, de mystère, d'ambiguïté A ces rencontres croisées s'ajoute un autre désir : interroger la naissance du geste artistique. " Entre nous, indique François Verret, on choisi de partir de cette posture qui est celle du peintre au moment où il n'éprouve pas du tout la nécessité de la figuration. Ce geste de peindre, ce geste de la danse, ce geste de la musique, nous le voulons libre de toute figuration pour inscrire tout simplement quelque chose qui correspond à une nécessité intérieure secrète. J'ai l'impression que Gherazim Luca est dans cette extrême attention de ne pas vouloir dire, mais d'ouvrir un espace poétique qui renvoie chacun à une part qu'on a en soi d'inconnu, de mystère, d'ambiguïté. " Ne travailler qu'avec les instrument sonores imaginés par Claude Brahem " Ce n'est pas un poète qui se nomme et qui se met en scène, ajoute Jean-Pierre Drouet. C'est très rare qu'il dise " Je " contrairement à la plupart des poètes qui parlent toujours d'eux-mêmes. C'est comme s'il assistait à des choses. Les poèmes de Gherazim Luca proposent une musique des mots, des rythmes entre les mots, de leur timbre, de leur résonance l'un sur l'autre, qui est déjà une proposition musicale en soi. Ils découvrent des situations, des mouvements, des couleurs sonores, des forces qui n'arrêtent pas de se construire et de se déconstruire. On ne peut pas les prendre comme une matière à faire de la musique. Il faut trouver un contact plus secret avec ses mots. " Raison pour laquelle le compositeur a choisi de ne travailler qu'avec les instruments sonores imaginés par Claudine Brahem, abandonnant les instruments classiques, même s'il précise que la manière de travailler et de composer reste la même. " Il n'y a pas de méthode spéciale pour aborder ces machines sonores. Bien sûr, il y a l'étrangeté des sons que ça produit avec, pour certains, leur côté très quotidien. Si bien que l'on a accès musicalement à des sons auxquels la musique n'a généralement pas accès. Mais la manière de penser reste la même. La facture, l'aspect de ces instruments ajoute une autre dimension, implique une gestique particulière. Au départ je pensais aussi rajouter quelques " vrais" instruments mais plus on avance, plus j'ai le sentiment qu'il ne faut pas, qu'il faut rester dans ce monde-là où on redécouvre continuellement les choses. Pour se mettre à l'abri des gestes familiers, éprouvés. " Gherazim Luca sera le partenaire absent Cette part d'inconnu, repose fondamentalement sur la notion de l'absence, de la disparition, et de sa marque indélébile sur le présent. Gherazim Luca sera le partenaire absent de Qui voyez-vous ? " Mary Wigman disait ceci, rappelle François Verret : une danse est souvent, peut être toujours, liée à un partenaire absent, à des présences qui ne sont pas là visiblement mais qui nous accompagnent. Cela se passe avec Gherazim Luca : Qui voyez-vous ? est un jeu avec ce qu'il a créé. Par endroits, on peut être les passeurs de certaines dimensions qu'il révèle. " Alors, les mots de Gherazim Luca, les machines sonores de Claudine Brahem, les lumières d'Eric Wurtz, les intuitions de composition de Jean-Pierre Drouet trouveront sans aucun doute une raison d'être dans cette volonté d'expérimenter ensemble la naissance du geste.
Fabienne ARVERS
Journal du Théâtre de la Ville
Novembre/Décembre 1997