Terrible Mathilde Monnier
Pavolva 3'23 au Théâtre de la Ville
Furieusement intelligente, brillamment interprétée, Pavlova 3’23˝, nouvelle création de Mathilde Monnier, assume la vanité des supposées puissances de vie de la danse. Pour quoi faire ?
Avec Gustavia,
son précédent duo-performance au côté de La Ribot, Mathilde Monnier
nous avait laissés sur un goût assez irritant de miel et de cendre. Une
tentative cahotante d’approche d’un burlesque ˝tendance˝, frôlait
dangereusement les limites du statut de l’artiste dans l’actuel
contexte (tout en voulant les révéler). Pavlova 3’23˝ renoue à présent avec la grande portée des pièces à grande forme de haute écriture. On ne peut s’empêcher de songer à Déroutes, chef d’œuvre trop peu repéré. Or cette ambition ne résonne pas moins avec le ton aigrelet de Gustavia, tout à l’inquiétude d’une fin possible de l’art ; qui faisant art, tout autant dépasse sa fin.
Il y a quelque chose d’entêtant, de salutaire, dans ces combinaisons contradictoires.
Anna Pavlova fut, en 1907, la destinataire d’un solo mythique de l’histoire de la danse, composé par Fokine : La mort du cygne. D’à peine plus de trois minutes, ce ballet donnait à voir « la danseuse improvisant quasiment en vrille sur l’idée d’un mouvement qui ne veut pas finir, qui ne veut pas mourir »,
rappelle la chorégraphe d’aujourd’hui. Une intense réflexion
philosophique pourrait s’ouvrir ici, à propos de la puissance
d’incarnation de l’art chorégraphique, partant le mythe étrange et
persistant qui s’entête à conférer à cet art – pourquoi celui-ci plutôt
que la musique, par exemple ? – une vertu exclusive d’exaltation des
principes de vie.
De prime abord, Pavlova 3’23˝ se lit, à
cet égard, aisément. Chacun des neuf interprètes vient tour à tour
produire son propre solo, en s’extrayant des grandes figures de groupe,
effondrées en immobilités mortes au sol. Autant est glaçante la vision
de ces charniers chorégraphiques – en écho muet d’un siècle qui en
déposa tant d’autres à la surface du globe – autant est magnifiée
l’interprétation soliste de possibles fins sans fin, confiée à une
distribution qui vibre sur le haut de gamme de la galaxie Monnier.
Comment
ne pas se captiver à l’écoute d’une I-Fang Lin soudain trempée dans sa
langue lointaine ? A la contemplation égrillarde du mysticisme
efflanqué de Julien Gallée-Ferré ? A la suite des jeux de souris de la
minuscule Corinne Garcia, aussi ferme pourtant qu’un noyau dans le
fruit ? Au perpétuel décalage de Rachid Sayet arpentant son autre monde
? Ces figures sont rejointes par Julia Cima qui arrache son bassin de
la ligne ciel-terre, pour consumer ses visitations contemporaines ; ou
Cecilia Bengolea qui effiloche sa pulsation érotique sur la frange du
grotesque. La formation ex.e.r.ce abonde encore ce déferlement de
talents. Et à ne pouvoir tous les mentionner, on pointera la danse des
bras de dos d’Olivier Normand comme l’un de ces éclats chorégraphiques
destinés à se graver pour toujours dans une mémoire de regard.
Tous
témoignent de cette qualité France de la nouvelle interprétation en
danse, où l’éclat d’une évidence translucide de la présence, de la
conscience, follement sobre et vibrante, défie des actions pourtant
hors du commun. La confiance ici déposée dans la créativité de chacun
de ces artistes chorégraphiques ménage une tension étrange entre la
qualité quasi expressionniste de leur investissement et la rigueur
néanmoins formelle et détachée de la composition d’ensemble. A cet
égard, pavlova 3’23˝ transpercerait, avec l’acuité d’une
flèche, le sens de trois décennies d’histoire de la danse en France, où
un interprète contemporain s’invente dans la tension incarnée par les
figures extrêmes opposées de Merce Cunningham et Pina Bausch, justement
éteintes pendant que cette pièce s’enfantait.
C’est dans un second
temps que le regard se laisse gagner par le travail, plus souterrain,
que la composition abat. Annie Tolleter a évidé l’espace du studio
Bagouet du CCN de Montpellier, neutralisé encore par l’écho flouté de
la lumière de la ville perçu par ses fenêtres non occultées, et exalté
par la sombre présence, relégués de côté, de deux immenses rideaux de
bord de scène. L’intérieur de cette coquille vide est martelé et strié
par un fourmillement d’objets piqués au quotidien. La sidération
dramatique des traversées muettes de l’espace immense, parfois à
l’unisson, se vrille alors dans l’humour du contact improbable avec ce
bazar de diadèmes, de ballons, d’éventails, de coupes à champagne,
revolvers, raquettes de ping-pong, qui fouette la quincaillerie
imaginaire d’une vanité qui écope dans le flot des destinées.
Une
rivière d’émulsions d’actions, de situations, repoussées, reconduites,
paraît finement tramée par des jeux discernables, mais fuyants, d’un
rhizome de renvois, de connexions, répétitions, boucles, changements de
niveaux, et lignes de fuite ou s’excite(nt) le(s) sens. La mise en
relation des interprètes entre eux n’emprunte à aucun détour
psychologique, elle se déclenche dans l’immédiateté du fortuit, tandis
qu’un dense maelström musical articule les voix multiples de versions
recomposées et inédites de la musique de Camille Saint-Saëns, par
Rodolphe Burger, Heiner Goebbels, Olivier Renouf et Gilles Sivilotto.
pavlova 3’23˝
atteste d’un tel talent dans l’intelligence de composition, dans la
libération de forces interprétatives pour autant aussitôt maîtrisées,
dans la mise en relation des grandes portées mémorielles et des
incandescences d’actualisation, qu’on la reçoit dans un état de
jubilation participative. Toujours une puissance d’inventivité des
formes serait donc à attendre depuis le cœur et le sommet des
dispositifs institutionnels de la création chorégraphique à la
française. Mais alors, pour quoi faire ? Quel sens, au fond, trouver, à
cette obstination dans la manifestation du talent, dans le déploiement
de la grande forme, l’éclat brillant de la haute écriture ? En
définitive, quel conservatisme pourrait habiter la gratification qu’on
éprouve à retrouver cela, à renouer avec ce goût ? Décidément, ne
serait-on pas à la fin de quelque chose, d’une logique, d’une procédure
?
Ces doutes commençaient à ronger, quand alors s’imposa le principe
à l’esprit, qui veut que cette mort du cygne et son chant magnifique,
ne compose rien d’autre, précisément et justement, que la puissance
d’un art qui fait art par-delà même la question de la fin qui le fonde.
Alors une boucle se boucle tout autant qu’elle en ouvre encore et
toujours, irrépressiblement, une autre. Terrible Mathilde Monnier.
> Pavlova 3’23’’ de Mathilde Monnier au Théâtre de la Ville du 2 au 6 février 2010
Gérard MAYEN