Danses d’après le cinéma
Deux essais de danse-cinéma


Le New-Yorkais Gutierrez, le trio Monnier/Touzé/Viel, chorégraphient la puissance implacable du 7e art dans la production imaginaire des corporéités.


Il y a une danse-théâtre. Il n’y a pas de danse-cinéma. Impossible d’inventer l’écriture du cadrage, des distances, des angles de vue, du rythme et du montage, qui pourrait réaliser à la scène – y faire vivre réellement – un pendant des éléments constitutifs de l’écriture cinématographique.
S’en faisant résolument une raison, le New-Yorkais Miguel Gutierrez d’une part, le trio français constitué de Mathilde Monnier, Loïc Touzé et Tanguy Viel d’autre part, viennent de proposer – dans le cadre des Antipodes de Brest – deux formes scéniques percutantes : entièrement habitées par le 7e art. Pour autant totalement distanciées. Alors échevelées dans l’espace ainsi émancipé.
Last Meadow, la pièce new-yorkaise, et Nos images, la française, partagent quelques traits communs. Toutes deux sont portées en trio. Chacune par deux hommes et une femme. Les deux pièces usent également en abondance d’un texte original. Mais là s’arrêtent les ressemblances, seulement apparentes.
Last Meadow s’inspire du personnage de James Dean. La pièce en restitue l’univers narratif, pour bonne part sur scène. Le décrypte. Le commente. Alors la narration se dédouble. Car nous voici en présence de jeunes Américains d’aujourd’hui en train d’évoluer, de jouer, d’échanger entre eux, à travers cette référence culturelle première. Soit une nouvelle narration, concrètement vécue, ici sur le plateau. Performativité de la citation. Et performativité du commentaire de la citation.
Entre les deux : l’espace dramaturgique de l’acte chorégraphique. Car enfin, il faut adresser un énorme salut à ces artistes américains pour leur double capacité à porter d’une part un regard lucide, décapant, hyper-efficace, sur l’Amérique du désastre. Et à se saisir d’autre part de la théorie des genres pour en faire un opérateur étourdissant de la performance de plateau. Réjouissant. Hyper-intelligent. Pour autant affranchi de toutes les lourdeurs de précaution para-universitaires. Il y a de la folie dans le queer. Cette folie imprègne Last Meadow.
Au début de cette très longue pièce, tout semble pourtant empesé, gauche, par le tour studieux de l’observation et du commentaire. Or peu à peu les digues craquent. Toute une culture des icônes hollywoodiennes des années 50 à 70 révèle les plis et les coutures de son hystérie de la norme sexuelle, du désir inavoué, et du glamour de papier glacé. Le vernis craquelle. Les trois performeurs sont les enfants, petits-enfants de ces représentations « nationales » installées. Incorporées.
Ils sont des artistes chorégraphiques. Leurs corps ici présents semblent découler, sous nos yeux, de ces modèles lointains, dont on ne sait plus ce qu’en furent les originaux, et ce qu’en furent les copies. A ceci près qu’ils peuvent se permettre à présent de déjouer ces codes corporels, rebattre les cartes, révéler les dessous – petites culottes comprises – entre splendeurs et bouffonneries, éclats et dérisions.
Miguel Gutierrez est père ordonnateur ; Michelle Boulé femme intrépide et carrée d’aujourd’hui. Tarek Halaby est enchanté d’ambiguïté transgenre. Tout déraille dans le régime qui réglait trop bien les partitions socialisées des corps. Hollywood est mis à nu, débordé par ses moyens mêmes, en tant que fabrique du corps américain. Et voilà qu’un tourbillon sarcastique prend le relai, époustouflant, pour essorer enfin tous les préceptes disciplinaires des techniques gestuelles d’un cours de danse.
Coup de génie conclusif : trois autres performeurs, plus jeunes encore d’une dizaine d’années, génération future, héritiers pour demain, viennent rejouer à leur tour ces matières. Mais alors, leur rage physique adolescente, leur réjouissante exubérance, paraissent tout aussi suspectes. Cinglante désillusion.
On campe dans un univers plus adulte avec Mathilde Monnier, Loïc Touzé, tous deux artistes chorégraphiques, et l’écrivain Tanguy Viel. Ce dernier est directement investi lui aussi sur le plateau de Nos images. Ce titre en dit beaucoup : sur le texte de Viel, sur ses projections ici sérieuses, là loufoques, de critique de danse fantasmé, les trois performeurs vont rendre compte de ce qu’est leur cinéphilie. Ce qui d’elle les nourrit, les a fait rêver, les a construits. Un gigantesque univers d’évocation imaginaire – des centaines et centaines d’acteurs, centaines et centaines de films –, puissance implacable du 7e art, planent sur le moindre de leur geste ; comme des nôtres.
Quels gestes ? Jamais ceux du mime – si ce n’est, par audacieuse exception, une incroyable performance d’imitation de De Funès par Touzé ; mais ceux, distancés et décalés, d’un hors-champ, du hors-toile. Mathilde Monnier y a les aigus de ses tensions dans l’urgence. Loïc Touzé renoue avec la disponibilité des variations libres qui marquèrent en son temps la pièce Morceaux. Tanguy Viel est heureusement déplacé, simple et pertinent dans ce contexte.
Jamais Brad Pitt ne jouera à dire : « Je suis Loïc Touzé. » Jamais Catherine Deneuve à dire : « Je suis Mathilde Monnier. » C’est à cela qu’on joue dans Nos images. Mais à le dire seulement. Pas l’incarner. Or ce renversement des échelles de la notoriété en dit pas mal sur une liberté intrinsèque de l’art chorégraphique, juste trimballé de corps à corps, finalement indépendant des industries lourdes du marché de l’art. Préparée en quelques jours, de bric et de broc, la pièce Nos images s’excite d’une fantaisie libérée. Savante s’autorisant décomplexée.

Gérard Mayen
16/03/10