“Black Lights” voit Mathilde Monnier mettre en scène dix scénarios de la série “H24”. Rencontre entre la chorégraphe et l’une des autrices, Lola Lafon.
Quel a été le déclencheur pour toi, Mathilde ?


Mathilde Monnier – J’avais vu la série H24 sur Arte et j’avais beaucoup aimé. Je connais Valérie Urrea, coréalisatrice avec Nathalie Masduraud, depuis longtemps. Nous avions travaillé ensemble sur le projet Bruit blanc – Autour de Marie-France. Mais c’est en lisant le recueil publié en parallèle chez Actes Sud que j’ai eu le déclic. Les mots sont toujours un déclencheur plus puissant que l’image. Ces textes ne sont pas que des scénarios à mes yeux, ils ont également leur place au plateau.

Lola Lafon – En regardant H24, on voit bien qu’il ne s’agit pas d’une de ces superproductions européennes. Néanmoins, pour une raison terrible, les violences faites aux femmes sont une chose que toutes les personnes ayant travaillé sur ce projet connaissent d’une façon ou d’une autre. Je pense que toutes celles qui ont accepté de participer à H24 savaient déjà de quoi elles parlaient. Plus qu’un propos commun, c’est une expérience physique qui nous traverse. D’ailleurs pas forcément de manière dramatique. Il est unique qu’un sujet réunissant autant puisse être intime et collectif à la fois.

Les réalisatrices disent que H24 est né d’une colère…

Lola Lafon – Mon premier roman [Une fièvre impossible à négocier, Actes Sud, 2003] est né de cela, complètement : un sentiment d’empêchement total. Je n’étais pas encore en colère, mais l’écriture m’a permis d’accéder à la colère qui est une forme d’action. Cela dépend aussi de ce que l’on veut écrire. Ceci dit, il est bien, parfois, de la tenir en respect.

Mathilde Monnier – Je crois que la colère est active, elle me met en mouvement. Même si elle peut m’aveugler, j’ai aussi besoin de passer par là. S’il n’y a pas de colère, cela veut dire qu’on est totalement victime. Dans les répétitions, on sent chez certaines filles cette colère, qui sort par les textes. Il faut arriver à la transformer, la dépasser. La colère est de l’énergie qu’il ne faut jamais éviter, même si notre société en a peur aujourd’hui. Elle est saine, elle est forte.

Lola Lafon – Mais en écrivant, tu ne peux pas rester tout le temps dans ce moteur-là. Cela fait comme des vagues. Tu peux avoir une montée de dynamisme.

Mathilde Monnier – C’est un moteur quand même.

Lola Lafon – C’est une matière.

Tu as choisi de réunir danseuses et actrices au plateau…

Mathilde Monnier – Je suis chorégraphe avant tout. Mais là, je fais en sorte de passer du texte au corps de façon assez souple. Pour moi, les textes sont une matière corporelle. Cela me donne des sensations, des mouvements, c’est producteur. Avec La Place du singe [2005], où je partageais la scène avec Christine Angot, je m’étais approchée de cela.

Lola Lafon – Comment travailles-tu avec tes interprètes justement ?

Mathilde Monnier – Je suis arrivée avec la partition des textes, que j’ai distribuée à chacune, et des idées en fonction des personnalités. J’avais déjà en tête certaines scènes. En répétition, on a fait beaucoup de partages de matériaux : je montre ou telle danseuse montre, et on pratique. Et sur la même matière, il peut y avoir huit interprétations différentes.

Lola, qu’est-ce qui te fascine dans la danse ?

Lola Lafon – Il y a quelque chose d’ineffable avec la danse, qu’on ne peut pas attraper. Je me suis confrontée à cela avec La Petite Communiste qui ne souriait jamais [Actes Sud, 2014], ce n’était pas de la danse mais il y avait du mouvement. Comment écrire pour rendre compte d’un langage ayant choisi un autre vocabulaire, celui du corps. La danse classique, en ce sens, est géniale, car tout est nommé.

Mathilde Monnier – À l’inverse, je dis que le corps a aussi des récits… des récits imaginaires à travers le mouvement. Je n’ai pas envie de les traduire par des mots. Mon travail est là-dessus. Des récits sur lesquels les spectateurs peuvent s’appuyer.

Il s’agit, avec Black Lights, de tisser des récits ?

Mathilde Monnier – Tout le travail consiste dès lors à créer des coïncidences, des correspondances, sans tomber dans l’illustration. Dans l’un des passages de Black Lights, il n’y a que le corps de l’interprète, le texte est dans sa tête. En fonction des récits, on produit des choses différentes. Cela invente des postures, des manières de bouger, des rapports émotionnels. La danseuse interprétant “Je serai reine”, le texte de Lola, a ainsi un grand passé de sportive. Ce texte lui a parlé de manière très directe. Elle danse en le disant, en épuisant un mouvement.

À quel moment te détaches-tu d’un livre ?

Lola Lafon – Dès qu’il est publié, il ne m’appartient plus. L’acte d’écrire, c’est aller vers les autres. Et j’ai cette chance que cette rencontre avec le public se passe au mieux pour l’instant.

Les mots sont-ils assez présents dans ta création ?

Mathilde Monnier – J’aurais voulu parler plus sur scène. C’est une frustration pour moi. Jouer, c’est une multiplicité de sens, mon moteur de travail reste le texte. Il produit du geste étrangement et m’ouvre à un immense imaginaire.

Que raconte la danse aujourd’hui ?

Mathilde Monnier – La danse a fait cette incursion dans l’espace public, et il n’y a pas tant d’arts à avoir réussi cela. Plein de chorégraphes s’y sont risqués. La danse a touché le corps de gens qui se pensaient incapables de danser ou se l’interdisaient. C’est comme une petite libération des corps. Et on avait besoin de cela.

Peut-on dire que la danse est partout ? Même dans les manifestations ?

Lola Lafon – J’avais écrit une chronique dans Libération sur les manifestations où j’évoquais les cortèges dansés, préparés. Il y a ce bonheur d’être là, ensemble. Il est important de le sentir dans les manifestations, car cela rompt un rituel. On peut voir la danse, le spectacle comme quelque chose de bourgeois, qui ne s’adresse pas à tous. Or, le fait d’en rencontrer dans la rue, dans un lieu comme le CentQuatre à Paris, change cette perception. J’aime toujours autant cette phrase d’Emma Goldman : “Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution.” ♦

Black Lights, chorégraphie et mise en scène Mathilde Monnier, au cloître des Carmes, du 20 au 23 juillet à 22 h.



https://www.lesinrocks.com/arts-et-scenes/mathilde-monnier-et-lola-lafon-la-colere-est-de-lenergie-quil-ne-faut-pas-eviter-579447-17-07-2023/



Par Philippe Noisette
Publié le 17 juillet 2023 à 17h43 
Mis à jour le 17 juillet 2023 à 17h44