La bourgeoisie mise en boîte
Danse. Christine Angot et Mathilde Monnier présentent la Place du singe. Éloquent.
Outre Frère et Soeur présenté dans la Cour jusqu’au 27, Mathilde
Monnier propose la Place du singe, au cloître des Célestins, en duo
avec Christine Angot (1). Les deux jeunes femmes remettent ensemble le
couvert, se penchent avec férocité sur leur passé commun, huit ans
après Arrêtons, arrêtez, arrête. On assiste à une espèce de mise en
boîte de la bourgeoisie par deux fortes personnalités qui en sont
issues. L’une est fascinée, l’autre désireuse de renier ses origines.
Cette fois donc, celle qui danse et celle qui écrit, celle qui se tait
et celle qui parle trop, soulèvent leur écorce intime, ouvrent leur
sphère privée. Nulle vraie conversation sur la scène mais un échange
vraiment à part. Christine Angot dit ce qu’elle a à dire, va droit au
but, pointe du doigt ses racines sociales via le père écrivain et
incestueux. Mathilde Monnier vient d’une famille d’industriels
alsaciens de Mulhouse. Cela ne la subjugue pas, bien au contraire.
Christine Angot assise à son pupitre, un stylo et des feuilles à la
main, disserte pour deux, esquisse des généalogies, montre de loin des
photos, prononce une conférence sur le thème qui leur est commun. Fine
mouche, elle interroge : « Mathilde ne sait jamais sentie bien. On ne
se sent donc pas bien dans la bourgeoisie ? » Il y a une différence
d’aspect frappant entre les deux interprètes. Christine Angot, vêtue de
bleu marine (très BCBG, cette couleur effacée), est tout de même très
physique. Quoiqu’assise, elle martèle son texte, scande ses mots qui
font boule-de-neige, les jambes à l’équerre, surtout pas croisées comme
il faut. Le corps s’exprime chez elle comme malgré tout. Sa complice en
mouvement s’affirme radicalement autre, met en joue les spectateurs. En
pull rouge, le doigt sur une gâchette imaginaire, des balles sifflent
sur la bande-son, elle signifie avec force la subversion de toutes les
règles familiales, avec un côté « Action directe ». Veut-elle flinguer
tout le monde ? « Arrête ! », lui dit Christine Angot, dont le texte
est alors à moitié recouvert par les gesticulations de l’autre. La
danseuse, à moitié nue, couine et se frotte les yeux lorsque sa
partenaire affirme « on ne pleure pas dans notre milieu. Il n’y a que
les bonnes qui pleurent ». Mathilde Monnier prend pour cible le drapeau
français. Elle se dénude totalement, se juche sur un socle et le
drapeau tricolore file entre ses doigts de pieds, comme si l’emblème
républicain était propriété exclusive de la bourgeoisie.
Christine Angot, fêtée autant que brocardée, trouve ici la matière d’un
récit bien senti, écrit à la pointe sèche. Elle singe en grand les
travers d’un milieu qu’elle observe avec la précision de
l’entomologiste. « Les familles de possédants ne font pas de scène chez
elles mais elles assistent toujours au pot de première, après le
spectacle. » Mathilde Monnier passe peu à peu du mutisme à la parole.
Elle ânonne, pointe ce texte fleuve où tout semble aller de soi,
creuse, rétorque. Celle qui ne parle pas mais danse donne ainsi
beaucoup à entendre, comme on se force à avaler une nourriture qui vous
répugne. Elle endosse soudain cette langue apprise, celle de ceux
qu’elle renie. « Elle a peur de devenir comme eux, dit Christine Angot,
peut n’être pas loin, échappe de très peu. » Les mots, certes, ne
passent guère l’épreuve du larynx, tandis que ceux de Angot tonnent,
coulent de source. On aime qu’en fin de partie, la mobile Monnier
achoppe sur la langue qui lui barre la route, s’assoit, pousse l’autre
dans ses derniers retranchements, se moque d’elle, fait remonter depuis
le ventre une parole coincée.
(1) La Place du singe,
c’est au cloître des Célestins, à 19 heures jusqu’à mercredi.
Muriel Steinmetz
L'Humainté
25 juillet 05