« Gustavia » : ode à deux corps et à deux voix
Rencontre au sommet entre deux femmes artistes aux parcours très différents, « Gustavia », créé en 2008 pour le festival Montpellier danse, est un objet rare : une performance burlesque, un face-à-face chorégraphique plein d’humour et de force… au service d’un réinvestissement charnel, décomplexé et poétique du discours sur le spectacle, sur la mort, et sur la femme.
Présentons d’abord les forces en présence. A priori, rien de commun entre elles – a priori seulement… La Ribot, d’origine madrilène, est très peu connue en France, si ce n’est sa série des Pièces distinguées, courtes performances au croisement des arts plastiques, de la danse et de la vidéo. Ces pièces sont toujours régies par des contraintes de déplacement, d’espace, de durée, où « la diva » se présente nue, son corps utilisé « comme rempart à la distinction ». Mathilde Monnier, figure incontestée de la « nouvelle danse » française, est directrice depuis 1993 du Centre chorégraphique national de Montpellier. Dans ses très nombreuses créations, inspirées de la musique savante ou populaire, de la littérature (la Place du singe, collaboration avec Christine Angot, Déroutes, d’après Büchner…), elle explore la mise en abyme de la danse et sa nécessaire transdisciplinarité.
Dans l’apparent combat de deux tendances, de deux parcours, de deux statuts inégaux, qui sort gagnante ? Aucune ou plutôt toutes les deux, car ce qui est mis en avant dans Gustavia, et de très belle façon, c’est avant tout ce qui rassemble les deux artistes. C’est-à-dire un humour décapant, un sens du rythme et de l’espace dramatique, et une rigueur physique inouïe, presque en miroir, accentuée par la similarité de leurs costumes.
Tout commence comme dans un immense écrin à bijoux, un cocon noir fait de pendrillons de velours tombés à terre, bousculés, formant de bouillonnantes vagues. Décor dramatique s’il en est, pour recréer le parcours symbolique de Gustavia, nom universel choisi par La Ribot et Mathilde Monnier pour désigner les femmes jouant leur vie sur scène… Elles entrent ensuite – La Ribot, tige rousse au regard perçant, Mathilde Monnier et sa blondeur fragile et déterminée –, graves, dignes et très droites, vêtues d’un justaucorps noir. Seules leurs jambes se détachent, taches de lumière au milieu du décor sombre. Tout commence par un concours de larmes allègrement surjoué ; les deux divas s’encouragent à pleurer, comme pour jouer à qui rira la première ?
Après cette entrée en matière, et sous une pluie d’orage, les gags burlesques s’enchaînent, parfois presque tragiques. Ainsi, cette planche que porte La Ribot et à laquelle se heurte sans arrêt Mathilde Monnier, retombant à terre – presque une scène à la Chaplin, issue d’un film muet. Momentanément vaincue, elle se tord. Pourtant, elle danse comme on lutte, comme on boxe, les yeux toujours au ciel. Elle rejoint sa comparse dans l’intention de se venger, se cache sous les pendrillons, sous un seau, entre littéralement dans le décor. Puis, après l’épreuve, c’est l’union qui demeure : comme un miroir l’une de l’autre, La Ribot et Mathilde Monnier poursuivent sans cesse la déclinaison du même mouvement, mimétisme fou dans lequel on finit par les confondre. On prend un plaisir jubilatoire à les observer, à recomposer le sens de leurs gestes : toute la chorégraphie est en effet faite de petits détails, gimmicks qui font basculer en un instant la scène de l’inquiétant au comique, du comique au troublant.
La folle cavalcade se termine face à nous, en fond de scène, chacune debout sur un tabouret. La Ribot joue à plein de ses faux airs sérieux et de son accent espagnol irrésistible, tandis que Mathilde Monnier dévoile son sens comique, avec espièglerie et vivacité. Commence alors une splendide parabole à deux voix sur la femme, son inventaire à la Prévert, ses possibilités, ses rêves, ses aspirations… Infinie tirade à deux, semi-improvisée, et agrémentée de mimes, de sauts dans les aigus, de caricatures politiques, de bonds dans l’imaginaire, d’une palpable complicité. La joie monte entre elles deux, jusqu’à s’envoler, jusqu’à grimper (littéralement) aux rideaux…
L’énergie et les rires déployés par ces deux femmes fusent et se transmettent au public, avec une générosité jamais démentie d’un bout à l’autre du spectacle. Gustavia, parenthèse poétique ; une danse ouverte sur l’autre, une démonstration de courage qui n’exclut pas la déclaration d’amour… et d’indépendance.
Sarah Elghazi
lestroiscoups.com
15/06/2010