" Je ne vois pas la femme dans la forêt " est la première chorégraphie solo de Mathilde Monnier. Et nous, que voyons-nous ? Un " nonsense puzzle ", le piège des images liquidé par la vitesse et qu'il importe moins d'aller quelque part que de s'y égarer. Suivez le guide. Une chorégraphe est née. Retenez son nom : Mathilde Monnier. Sur la départementale où paresse actuellement la danse contemporaine française, cette femme est un bolide. Garez-vous. Et, s'il n'est pas certain qu'elle sache où elle va, il est sûr qu'elle y court, confiant dans l'idée, vieille comme l'art, que c'est comme ça qu'on trouve. Du bluff, avait-on dit, lorsque avec Alain Rigout, elle avait chorégraphié Cru pour le concours de Bagnolet. C'était en 1985. Le ministère de la Culture, lui, n'avait pas parut dégoûté d'offrir son prix à des danseurs exhibant sur scène de larges tranches de faux-filet. Du bol, avait-on renchéri, lorsque, ayant cette fois-là élu Jean-François Duroure pour co-équipier, le duo avait produit Pudique Acide puis Extasis, longtemps en tête du Top 50 tacite de la danse. Mais quoi lui opposer aujourd'hui, lorsqu'artistiquement divorcée, Mathilde Monnier fait cavalier seul ? Que dire de ce pilote chorégraphiant tête baissée, sinon qu'avec sa première pièce, Mathilde Monnier vient à la hussarde de prendre place dans une voiture de course ? Pour aller où ? Telle est l'inévitable question. Mais l'auteur s'en tamponne. On l'a dit : il lui importe moins d'aller quelque part que de s'y égarer. Or, en matière d'égarement, il est selon elle un lieu propice - la forêt - et une figure idéale : la femme. C'est la raison pour laquelle cette pièce loufoque s'appelle : Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt. Le titre, emprunté à Magritte, ne renvoie pas à l'iconographie léchée du peintre, mais à un procédé chargé de prendre le regard en faute et de faire son procès. Il consistait, chez le surréaliste belge, en un catégorique démenti de l'image, dont le sens et l'apparente réalité se trouvaient contredits par des mots (cf " Ceci n'est pas une pipe "). L'astuce ne fonctionne pas différemment chez Mathilde Monnier. Dès lors, il faut admettre que ce " Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt " est une dénégation : en vérité, on ne voit qu'eux. Dans ce puzzle chorégraphique, ouvrez l'oil. Cherchez la femme. On ne voit qu'elle, à condition de ne pas jouer à colin-maillard. Comme Daniel Kenigsberg, acteur lâché, les yeux bandés, dans la fosse aux danseurs, et à tâtons geignant : " Mademoiselle, mademoiselle. " On ne voit qu'elle, à condition d'être élue par le même, apostrophant la salle pour établir son catalogue de don Juan des faubourgs dans un irrésistible monologue : " Claudine ? Oui ! Yvette ?. Non ! Charlotte ? Un jour, peut-être. Sophie ? Oui-Pardon-Non-Excuse-moi. " Etc. La femme ? On ne voit qu'elle si l'on prend garde à sa duplicité, à cette caméléonite aiguë qui conduit la danseuse Laurence Levasseur à épouser pour s'y confondre le corps de son partenaire : si l'on tient compte enfin d'un mimétisme naturel, poussé jusqu'à l'extrême chez deux garçons - Herman Diephus et Joël Luetch - dont le visage est, de façon troublante, la réplique masculine de Mathilde Monnier. Voilà pour le traitement de la figure. Elle restera insaisissable, donnée en pointillé, en trompe-l'oil, en fausses perspectives : un mirage, une vue de l'esprit. Il faut tantôt la repérer, légère, portée sur les épaules comme, enfant, Paloma Picasso l'était, paraît-il, sur celles d'Edouard Pignon, tantôt comme un fardeau, éminence bossue pointant sur le dos d'un danseur, parfois travestie en bernard-l'ermite effarouché devant un crabe d'homme et, citée, pour finir, dans un rôle de potiche esquissé par une théorie de pots de fleurs bêtement alignés sur une scène comme une ouvre de Jean-Pierre Raynaud. Cette figure, Mathilde Monnier l'a plantée dans un paysage, aussi drôlement que Glen Baxter ses fillettes, ses gouvernantes, ses globes-trotteuses et ses explorateurs plaqués sur des images d'Epinal. Cet humour d'outre-Manche lui est visiblement proche. Un goût de la comptine et du nonsense visuellement rendu par un climat inspiré des illustrés d'avant-guerre, où jeux de plage et jeux d'hiver sont propices à exhiber la mode en situation. Ainsi succèdent les tableaux, identifiables non au décor qui reste neutre, mais aux seules matières et couleurs des costumes, et à une gestuelle appropriée au cadre. En forêt, ça grimpe, ça rampe, ça grouille et ça porte du chaud, du bistre, du brun, des écharpes et des knickers-bockers feuille d'automne. En montagne, ça glisse et ça trébuche. En tweed, en lambswool, en plaids à carreaux et en chaussettes de laine, produisant un ballet jamais osé par les patineurs d'Holiday On Ice. Et qui tend à faire croire, qu'au fond, ce qu'on attend d'un danseur, c'est en secret qu'il se casse la figure. A la mer, ça s'encoquille. En puritains maillots-cuissarts pour des baigneurs de Deauville. Et c'est alors comme un Sacre du printemps mis en scène par Tintin. Tout est grave dans cette pièce, mais rien n'est jamais sérieux : ni l'image fugitive d'une branche où pèse un pendu, ni celle d'un amoncellement de gisants comme feuilles mortes ramassées à la pelle. C'est que la chorégraphe sait manier l'abscons et le propos solennel sans jamais se complaire à produire des émotions trop fortes. Savoir-vivre, fair play, flegme chorégraphique tout britannique. Des idées, la pièce en regorge comme autant de phylactères dans une BD. Mais le luxe suprême, c'est que l'image, travers habituel de la jeune danse française, est ici bardée par la vitesse, le mouvement, l'énergie ; ça danse à cent à l'heure. Aucun des deux acteurs remarquablement associés aux danseurs ne pèse comme ces pièces rapportées sur lesquelles habituellement s'appuie, au sens orthopédique du verbe, la danse qui ose se compromettre avec le théâtre. Paradoxalement, les comédiens forment un contrepoint chargé de dédramatiser la danse, de la rendre infiniment légère et spirituelle. Nerveux, noiraud, têtu, Claude Barichasse est une caricature de Portos. C'est le petit. Daniel Kenigsberg, lui poupin et fort en gueule, joue le gros. Un couple de Laurel et Hardy jaloux de leur incongruité comme, de leur côté, les danseurs de leur inconvenance. Tantôt le chorégraphe leur a donné l'avant scène, qu'ils occupent avec délectation comme sur un terrain de football. Tantôt elle les a relégués au fond côté jardin, soulignant le point de vue de leurs silhouettes minuscules de voyeurs. La maîtrise de l'occupation de l'espace, tel est, dans cette pièce, l'exploit de Mathilde Monnier. Et peu importe après tout, le sujet, la femme, la forêt. Par acteur interposé, Monnier s'en moque avec une parodie de narration disloquée. Ainsi, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt n'est pas ce genre de titre qu'il faut prendre au pied de la lettre. Il convient, au contraire, de le retourner comme un gant. Il est alors des spectateurs décillés, ébaudis, capables d'entrevoir ce qui s'annonçait invisible. Comme dans un tableau truqué une danse débusquée dans un univers qui n'est, en vérité, ni le mien ni le vôtre, un monde qui n'a d'existence que dans le paysage accessoirement fourni par une scène de théâtre et dans la tête un tantinet fêlée d'une jeune chorégraphe. Rien d'autre ne nous enthousiasme. La voyez-vous maintenant, la femme cachée dans la forêt ?

Brigitte PAULINO-NETO
Libération
Vendredi 19 Février