Plus de paroles, ni de méfiance envers la danse chez Mathilde Monnier qui court à grandes enjambées vers l'abstraction ; un retour annoncé dès L'Atelier en pièces, en 1995, et plus que confirmé avec Les Lieux de là, création inspirée par les notions de groupe et d'individus. Rien que du mouvement et de la musique. Des masses qui se font, se défont, pour enfler de nouveau. Avec des humains éjectés de cette pâte qui lève, sans jamais se reposer. Machine à broyer, machine à aimer... Fondée sur des lectures d'Elias Canetti ( Masse et puissance) et d'Henri Michaux, Les Lieux de là tiennent le pari d'être abstraits sans être jamais abscons. La chorégraphe s'adresse à notre entendement. Quelle confiance dans le public ! Et en elle ! Pourquoi ça marche ? Deux raisons essentielles : la première tient à la musique de Heiner Goebbels, à la fois enregistrée et jouée sur scène par Alexandre Meyer. Cette masse sonore infiltre l'air nocturne, soulève la danse du sol, l'éparpille à terre. Deuxième raison : les douze danseurs sont habités d'une présence de " tueurs " qui injecte à la pièce des secousses de thriller. D'entrée de jeu, le Burkinabé Salia Sanou et Bertrand Davy, maîtres des sauts, imposent leur force. Seydou Boro, autre Burkinabé de l'équipe Monnier, traverse la scène à plat dos. Côté jardin, des cartons empilés, côté cour, de hauts panneaux en bois. A gauche, le corps s'écrase dans du mou. Soit un lieu pour disparaître ; à droite, c'est plus dur, ça fait davantage mal aussi quand la tête s'y fracasse ; mais ce matériau solide qu'est le bois permet des suspensions, des équilibres. Soit un lieu pour en réchapper. Entre carton et bois, la danse. Une matière brute en tension constante. Qu'elle dessine des alignements où les danseurs sont crochetés, qu'elle se fasse pesante, qu'elle se démembre en duos, solos, trios pour se recomposer. DESIR D'APPARTENANCE Des lumières dorées éclairent jambes et bras nus. Elles humanisent un travail qui puise aux danses chorales de l'Allemagne des années 20. Les ombres géantes des danseurs couvrent le mur du fond, accentuant cette glorification du corps jusqu'à la caricature. Dans ces traits noirs exagérés se profile aussi la représentation de la haine du juif. Une manière de dire que Les Lieux de là ne surgissent pas du néant. Que tous les corps sont pétris par ce désir d'appartenance rassurant, et mortel. D'où les positions de vigilance, les postures avec garde armée. Comment se situer soi- même ? Vivre dans une société aux rapports atomisés ? Aux cartons succèdent des empilements de sacs. Pendant le changement de décor, la transition est assurée par le solo de Julie Limont. Crâne rasé, elle fait face à un tas. Et dans ce tas chacun s'active, notamment à enfiler des hauts de couleurs vives. La masse indifférenciée éclate alors de couleurs. Des individus surgissent. Très beaux portés en tourbillon, et dissémination des gestes sur lesquels les mots d'Henri Michaux déclinent le temps. Tension des muscles, angularité des bras. La contorsion, physique, intellectuelle, est le prix pour être ensemble. Pour faire corps. Deux danseurs dans l'interstice d'un mur jouent au punching-ball avec leur tête. Comment en effet muscler aussi et surtout la cervelle. Tous s'élancent dans des sauts où le jeu des bras permet de rester en suspens plus longtemps. Boro, perruqué de blond, boxe l'air au ralenti. La danse touche à la limite de la gymnastique. Le lieu du plateau n'est plus ni celui du groupe ni celui de la solitude, il cède jusqu'à ce qu'on ne puisse plus le nommer, l'identifier. L'indéterminé rendrait-il libre ?

Dominique FRETARD
Le Monde
27 Juillet 1999