Dans sa dernière création, des fragments de corps surgissent d'une bouche d'ombre et les danseurs semblent émaner des ténèbres mêmes. Expérience euphorique ou maudite d'un rapport au monde d'ici-bas, d'une existence parmi les corps et les choses, " Nuit ", la toute récente création de Mathilde Monnier, réalisée dans le cadre du festival de Montpellier danse, est la matière première que la directrice du Centre chorégraphique Languedoc-Roussillon a choisi de mettre en danse. Comme les peintres l'approchent par le clair-obscur, comme les musiciens l'évoquent dans les nocturnes, c'est dans les replis de la nuit que se réfugient les forces profondes ou menaçantes que les artistes, de quelque discipline qu'ils soient, ont un jour ou l'autre le désir d'explorer. Mais la nuit n'est-elle pas aussi liée au mystère de la danse, à la naissance du mouvement ? Si certains chorégraphes comme Catherine Diverres et Bernardo Montet, François Verret ou bien encore Francesca Lattuada en font leur domaine de prédilection, plus surprenant est d'y retrouver cette fois Mathilde Monnier. Ce matériau premier à l'origine du travail des danseurs suit des cheminements différents. Si quelques-uns filent droit au cour des ténèbres, d'autres avancent en tâtonnant. Mais toujours le geste s'inscrit dans les données du voir, tourné vers une évocation des ressources de l'obscurité. La " matière noire " de Mathilde Monnier prend sa source à cette pratique. Un exercice auquel elle convie le spectateur. Depuis ses débuts en solitaire autour d'une ouvre surréaliste " Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt ", en passant par " Sur le champ ", inspiré par la peinture baroque, on reconnaît l'attention particulière que porte la chorégraphe au regard et à la relation qu'elle entretient avec les arts plastiques. Pour " Nuit ", elle retrouve la complicité d'Annie Tolleter pour une scénographie monumentale et abstraite. Structure suspendue en trois éléments, courbes et mobiles manipulés par les danseurs, aile menaçante qui pèse, ombre et tranche l'espace, modifie son architecture par strates ou échelons. La seconde complicité de cet ordre est due à la rencontre avec Beverly Jemmes. Ses sculptures, robes démesurées qui développent la tension des couleurs et la disproportion des formes, ne sont pas sans rappeler l'un des champs de prédilection de Mathilde Monnier, les pôles antagonistes ou les transformations qui vont du détail à l'ensemble, du grand au petit, de l'humain à l'inhumain, tout ce qui peut se retourner, une certaine façon de manier les paradoxes, de jouer avec l'étrange, le monstrueux, le dérangeant. Les robes sont aussi rendues vivantes comme matériau intégré à la danse. Lors de la création de " Face Nord ", puis avec " Chinoiseries ", Mathilde Monnier élargit ses relations à la musicalité avec un axe particulier, celui du métissage autour des compositions de Louis Sclavis. Tandis que la théâtralité légère qui traverse ses premiers essais est progressivement abandonnée, brutalement resurgit dans l'urgence d'une conscience en alerte, l'éclatante clarté du tragique dont elle met en scène la fracture en convoquant sans lien apparent danseurs occidentaux et africains. On sait la chorégraphe vigilante à ce qu'aucune forme ou système n'établisse le mouvement qui la conduit, se défie de la structure et chaque fois réinterroge la forme dans le processus de création. Des danses ludiques portées un temps vers la posture et les contrastes éclatants, son travail n'en finit pas de basculer abruptement, de se retourner. En témoigne encore ce dernier passage radical du plein midi où loge la rupture d' " Antigone " à la nuit la plus aveugle de cette dernière création. Chemin faisant, l'écriture chorégraphique se modifie. Elle interpelle avec de plus en plus de force le propre apport des interprètes. De la bouche d'ombre où surgissent fragments de corps et ombres portées, les danseurs de " Nuit " délivrent gestes et images, ils sont autant d'apparitions qui semblent émaner des plus lointaines résonances des ténèbres. Leurs interprétations singulières, profondément différentes, trouvent des états particuliers qui oscillent de l'intériorité à une très grande relation à l'autre. " Nuit " laisse le champ aux interprètes, à l'extrême qualité de leur travail. Ce sont des duos qui comme les secrets dépassent la langue des mouvements et des danses d'ensemble où les corps s'éclairent dans le détail des gestes, le tracé d'une écriture qui passe du signe à l'image. L'abstraction poétique qui domine dans " Nuit " tisse un lien profond avec la précédente création, " Antigone ". Toujours aux prises avec la conscience et l'inhumain, " Nuit " en est en quelque sorte le contrepoint, l'autre versant de la médaille. Du côté de la rencontre du dialogue, " Nuit " conduit le langage multiple des corps, ses vérités discordantes comme son imaginaire. Une pièce majeure.
Irène FILIBERTI
L'Humanité
Mardi 4 JUillet 1995