La directrice du Centre chorégraphique de Montpellier présente " Les Lieux de là ", une création originale qu'elle analyse sans complaisance, à son habitude De Mathilde Monnier, à la tête du Centre chorégraphique de Montpellier depuis 1994, on aime la lucidité. La capacité à analyser sans complaisance son travail, la radicalité avec laquelle elle envisage le monde, sa relation aux autres. On aime aussi sa manière brusque de rire après une phrase pas drôle du tout. Elle dit l'urgence pour la danse à entrer dans les écoles, les lycées, l'université. Mais pas seulement. Elle parle de lieux à créer, à construire. Des lieux, mais surtout de la place qu'on entend y tenir. Questionnement qui concerne toute la profession, notamment les plus jeunes à la recherche de lieux adaptés à des modes de création qui diffèrent de ceux de leurs aînés. Ces notions abstraites de lieu et de place traversent la création que la chorégraphe présente à Avignon, justement nommée Les Lieux de là. Sur une musique originale de Heiner Goebbels. Titre trop simple pour ne pas être énigmatique. On a donc joué avec elle au jeu des lieux pour y voir plus net. " - Qu'est-ce qu'un lieu pour vous ? - Dans cette trilogie Les Lieux de là, dont seules les deux premières parties sont terminées, c'est-à-dire Les Non-Lieux et Les Plis, je cherche davantage à cerner la question de la place qu'on occupe dans le lieu, plus que le lieu lui- même. Dans les deux précédentes chorégraphies, L'Atelier en pièces et Arrêtez, arrêtons, arrête, inspiré par un travail mené pendant plusieurs années avec des autistes, j'ai surtout interrogé l'idée de la posture. A savoir : qu'est-ce qu'une position physique, une position mentale ? Le lieu, la place sont des notions mouvantes, non fixes. Si l'histoire de la place est indifférente, paradoxalement ce lieu des Ursulines, où a été aménagé le centre chorégraphique, est mon premier lieu après tant d'années de nomadisme. J'y tiens, j'ai envie de le signer. Sachant qu'on n'y est pas à vie, ce sentiment me pousse à être très présente, à vouloir m'y investir encore plus dans les trois ans qui viennent. Je ne m'éloigne pas des Ursulines. je n'ai rien accepté des nombreuses commandes que j'ai reçues. J'ai vraiment voulu inscrire le travail dans la cité. - Le lieu peut-il être un souvenir ? - Mes lieux importants sont liés à des personnes. Il y a le centre de danse contemporaine d'Angers parce que j'y ai rencontré la chorégraphe américaine Viola Farber qui le dirigeait. Sa manière de penser m'habite de plus en plus. Peut-être est-ce parce qu'elle est morte il y a quelques mois ? Il y a la marque de New York des années 84-85. La capacité qu'ont les Américains à investir l'abstraction m'a fascinée, que ce soit chez Bob Wilson, Lucinda Childs, Meredith Monk. Ces rencontres m'ont marquée à vie. J'allais voir tous les spectacles de Richard Foreman. Je me rappelle la claque que j'ai reçue en découvrant le Wooster Group. J'ai de plus en plus envie de m'appuyer, de retourner vers l'abstraction, après ce que je considère comme mes années d'adolescence chorégraphique qui m'ont déviée de ma route, en même temps que de ma réflexion. Des pièces comme Face nord, comme Sur le champ, ou A la renverse sont des chorégraphies vraiment pas terribles. J'étais jeune. Il y avait à l'époque la nécessité d'imposer la danse contemporaine quasiment inexistante. Il y avait quête d'identité, et en même temps, perte d'identité, tant on nous a sommés de prouver que nous aussi étions capables de narrations, de fictions. Il fallait s'imposer face au théâtre. Ce qui n'est plus le cas du tout. S'il s'est passé quelque chose dans le spectacle vivant ces vingt dernières années, c'est bien dans le champ de la danse et du corps. - Le lieu peut-il être un livre ? - Essentiellement. La littérature fonctionne comme le lieu d'inspiration de mon travail. Derrière chaque pièce, il y a un auteur. Michel Foucault, Fernand Deligny ont accompagné mon cheminement avec les autistes. Un texte de Henri Michaux, Quelque part, quelqu'un, sera le fondement de la troisième partie des Lieux de là, consacrée à l'individu face à la masse. La première partie, Les Non-Lieux, sur le thème de la communauté, est nourrie de Maurice Blanchot et de Jean-Luc Nancy. En lisant Nancy, j'avais compris que la communauté était irreprésentable, mais j'en ai eu la certitude dès la première répétition avec les danseurs : je savais que je n'arriverai pas à la mettre en scène. Derrière la deuxième partie, il y a aussi Masse et Puissance, d'Elias Canetti, pour moi un chef- d'oeuvre de l'ethno-philosophie qui analyse l'inconscient collectif sous toutes ses formes. On ne parle plus beaucoup de toutes ces choses qui passionnaient les années 60. J'éprouve le besoin de revenir sur ces questions. " Dans les plis montre l'histoire d'un tas qui pendant dix minutes ne bouge pas, puis on suit de l'intérieur ses possibilités d'évolution. L'histoire se poursuit ensuite à la verticale. C'est exactement le genre de travail qui sans arrêt peut partir dans tous les sens. La difficulté est de rester abstrait, de travailler les matières, les lignes de tension. C'est un essai, une forme. Je ne suis pas sûre d'avoir complètement réussi. C'a été très dur avec et pour les danseurs. Pour moi aussi. - Avec des bottes de sept lieux, qu'est-ce que vous faites ? - Le tour du monde et je reviens tout de suite. Je n'ai plus envie de partir. Je ne veux plus être schizophrène. L'histoire des lieux que j'ai entreprise m'a appris qu'on ne peut pas être dans plusieurs endroits à la fois. Le don d'ubiquité est une utopie. Donner aux autres, c'est aussi être présent physiquement pour eux. "

Dominique FRETARD
Le Monde
8 Juillet 1999