La chorégraphe exerce sa maîtrise parfaite sur un sujet limite L " Atelier en pièces " sera controversé. Il dérange magnifiquement, en poussant le spectateur vers ses propres inquiétudes enfouies. Midi libre : On peut dire simplement , " L'atelier en pièces " traite de la folie. Mathilde Monnier : oui, mais pas tellement au sens d'une pathologie. Plutôt un état : la perte du réel, la peur de tomber dans un monde non maîtrisé. Il me semble que nous passons beaucoup de notre temps à structurer le réel pour nous protéger de cette peur de perdre le contrôle. La folie est proche, en chacun de nous. M-L : Comment êtes-vous venue à aborder ce thème ? M.M. Voici longtemps, j'ai effectué des études en psychiatrie. Depuis lors, j'éprouvais le désir d 'aller à l'extrême de la danse, vers des corps désarticulés et souffrants. Mais c'était dangereux, cela touchait à des états limites : on ne peut aborder ce sujet sans frôler des gouffres. Le risque était d'être trop léger, ne pas aller au fond des choses, ne pas toucher les gens. Et j'ai attendu quinze ans, d'être assez forte. M-L : La danse a à voir avec la folie ? M.M. : Dans la danse, on est face à soi-même, on tourne sur soi en permanence. La danse a beaucoup d'incohérence, de non-dit, de non-sens, de non explicite : c'est l'un des arts qui peut le mieux exprimer la folie. M-L : le préparation de cette pièce recelait des aspects très nouveaux ? M.M. : Nous avons été à la rencontre de gens plongés dans cette souffrance. Donc pour la première fois, notre matériau de travail était le réel, et non pas un univers imaginaire tiré de notre culture. Là était la difficulté : l'imaginaire risque toujours d'être entravé par le réel. Pour surmonter cela, il a fallu que les danseurs aillent loin dans une expérience très personnelle, après avoir vu, senti, touché. Sur un tel sujet, il était impossible de plaquer une écriture toute faite en disant " fais ci " ou " fais ça ". M-L : Sur scène, il y a un état de folie ? M.M. : Non. Il y a une machine de la folie, qui fonctionne, qui a une structure interne. Et là a été mon propre travail de chorégraphe : régler cette machine implacable, avec une maîtrise extrême. Ca n'est pas du tout un spectacle qui part dans tous les sens, où on fait n'importe quoi ! Sur scène, il demeure possible de laisser libre cours à une certaine folie qui peut y être acceptée, alors que partout ailleurs que sur scène on choisirai de l'enfermer. Quant à la gestuelle, elle n'est pas une imitation au premier degré de ce que les danseurs auraient vu chez les fous. Le travail des danseurs a été une appropriation profonde, en eux-mêmes, provoquée par la fréquentation de ces corps qui ne semblent pas fonctionner comme nous, apparemment non maîtrisés, déséquilibrés, habités de tics. C'est-à-dire qu'il leur a fallu faire le chemin inverse de celui habituel du danseur ; en effet normalement son travail vise à une maîtrise maximum de son corps. Et voilà pourquoi la danse m'intéresse : pas pour faire joli, mais pour m'interroger sur ce que, profondément, le corps veut dire. M-L : Sur son mystère. M.M. : Exactement. Beaucoup de chose demeurent non élucidées : toute cette alchimie que constituent les rapports entre l'esprit et le corps. Mais la danse est là : elle peut dire sans expliquer, elle peut exprimer et comprendre des corps, sans qu'il s'agisse de théorie. Intuitivement, les danseurs se sont sentis rapidement très proche des patients de l'atelier en psychiatrie, en apportant des réponses du corps, physiques, senties ; en commençant par les accepter, surtout, car là est l'essentiel. M-L : Vous avez recruté un patient parmi les danseurs. M.M. : La rencontre s'est produite en dehors de l'hôpital. Lui m'est apparu un peu à côté du monde, dans une sorte d'état de grâce. Mais pour le spectacle, le voici très impliqué, contient qu'il s'agit d'une représentation, et ayant choisi d'y prendre part. Sans quoi, rien de cette sorte n'aurait été possible. M-L : La disposition des spectateurs est radicalement différente de ce qui se fait habituellement. M.M. : Ce dispositif est dû à Annie Tolleter. Il fallait que rien n'échappe au gens, qu'ils effectuent en eux-mêmes une expérience rare, plus grave que se contenter de regarder quelque chose. M-L : Et vous créer un malaise. M.M. : Il ne peut pas en être autrement. C'est la première fois que je fais un spectacle en sachant pertinemment qu'il peut choquer, ne pas plaire, et que je peux accepter cela en confiance. Mon installation à Montpellier n'y est sans doute pas pour rien. M-L : Il y a également une musique extraordinaire, de David Moss. M.M. : Oui, c'est un performer, qui invente un langage incompréhensible, qui nous porte vers un autre monde ; mais il le fait avec une très grande chaleur, et même du lyrisme. M-L : Vous bousculez les habitudes de la représentation de danse. M.M. : Je suis incapable de créer s'il ne s'agit pas de me mettre en danger. J'ai besoin de casser mon propre fonctionnement, mais avec des intentions précises. Est-ce différent de ce qu'on voit ailleurs ? Je l'ignore, je vais très peu au spectacle, Je vois très peu de danse. C'est simple : c'est le thème abordé, le contenu d'un spectacle qui fait bouger sa forme esthétique. M-L : Ne craignez-vous pas d'être accusée de vous servir de la douleur de gens en difficulté, pour faire du spectacle ? M.M. : L'artiste observe, ressent, capte, assimile, récupère, s'approprie. Et il reformule le monde ; Il lui restitue quelque chose. C'est donnant-donnant. Voilà la fonction, la responsabilité de l'artiste. Je ne cherche donc pas à me justifier, mais je remarquerai quand même que j'ai travaillé en profondeur dans ce milieu, avec les associations aussi. Je n'ai pas non plus un message à exprimer en faveur des fous . mais si cette expérience fait avancer un peu l'idée qu'on en a, tant mieux.
Gérard MAYEN
Midi Libre
18 Mai 1996