Mathilde Monnier et Jean-François Duroure présentent au Théâtre de la Ville Mort de rire, créé à Angers. Une précision diabolique. Hourrah ! Ils sont revenus, Mathilde Monnier et Jean-François Duroure, les enfants chéris de la danse contemporaine, qu'on s'arrache depuis Pudique Acide et Extasis. Ils sont devenus un sextuor, aussi coupant, provoquant, fascinant que l'était leur duo. Ils présentent à Paris Mort de rire, qu'ils ont créé à Angers il y a quelques mois. Ce titre n'est pas là par hasard : le rire silencieux de la mort plane. Attention, chef-d'oeuvre. Noir. Eclate une musique grondante, sombre, qui vous prend à la gorge (une rhapsodie hongroise de Liszt). Un gyrophare balaie un coin de scène. Peu à peu sort de l'ombre un décor superbe : au fond et à droite, des murailles de grandes lattes noires, à gauche des cataractes de rideaux, rouges, gris, vert pâle, plissés, drapés. Un canapé et deux fauteuils de velours pourpre, fatigués. Partout, des batteries de projecteurs. Au sol, des plaques de terre grise (la scénographie est de Béatrice Scarpatto). Tout cela furieusement théâtral. Des corps sont recroquevillés à terre, immobiles. Cinq fois, dix fois reprise, la même phrase de musique lancinante va les obliger à sortir de leur sommeil, à bouger. Ils ont des soubresauts de poissons au fond d'une barque, des reptations d'insectes, des marches à quatre pattes de singes. Les voilà enfin debout, un peu hagards. Garçons et filles portent le même pantalon noir et les mêmes bretelles barrant des soutiens-gorge noirs, les mêmes chaussures noires montantes. Monnier et Duroure vont procéder par séquences, selon à peu près le même schéma : à l'injonction d'une nouvelle musique, ils entament une nouvelle série de mouvements, qui atteignent une sorte de frénésie ; soudain ils se figent dans le silence ; une autre musique les harcèle, ils repartent, et ainsi de suite. Sont-ils des condamnés à mort, à vie ? Sont-ils prisonniers ? De quoi, de qui ? Ils peuvent sortir, à gauche, mais on sait bien que derrière des rideaux de théâtre il y a encore un mur, et ils reviennent vite. La bande-son (de Christophe Séchet) est carrément géniale, on voudrait en avoir une copie et on se la repasserait tous les soirs. Il y a du Liszt et du Scriabine, des chants d'enfants, des cris d'oiseaux, des airs d'accordéon, des clapotements d'eau, des musiques tziganes, des cloches, des chansons italiennes. Dans les plages du silence, on entendrait battre un cil, mais aucun cil ne bat, nous sommes hypnotisés. La bande-lumière _ sublimes éclairages d'Eric Wurtz, tantôt blafards, tantôt violents _ est elle aussi extraordinairement vivante et présente, en symbiose étroite avec les sons et la danse. La danse est affûtée, sèche, réglée avec une précision diabolique dans la rapidité comme dans la lenteur. Il y a des marches funèbres et des courses échevelées, des mouvements de natation au sol, des clins d'oeil au cabaret, au music-hall ; une diagonale se forme, pour une sorte de parade militaire rythmée par le seul bruit des chaussures. En général, les danseurs sont seuls, terriblement seuls, ils se croisent sans se voir. Parfois une ébauche de solidarité s'installe, ils prennent la pose comme pour une photo de groupe et se mettent à sourire en toisant la salle, d'un sourire de commande, lugubre et drôle, qui fait penser à Pina Bausch. Des rapports de violence s'instaurent, brefs. Des gags font rire, sans dissiper le malaise : un danseur en suit un autre en imitant laborieusement ses gestes, on jette en l'air des centaines de soutiens-gorge, on joue à se cacher derrière de grands manteaux bariolés comme derrière des paravents, on traine en scène d'énormes poissons. La folie succède à l'abattement, les danseurs éclatent d'un rire strident, écrivent dans l'air des signes cabalistiques. Parfois, certains ont l'air de vouloir en finir : ils se jettent en arrière dans un grand saut désespéré, rattrapés au vol par un autre qui se trouvait là. Ces descriptions risquent de donner un sentiment d'absurdité, de gratuité. Il y a au contraire une rigueur, une nécessité profondes dans ce spectacle féroce et loufoque _ le rire de la mort, on l'a dit. Peut-être, pour être franc, se passerait-on du tableau final. Les danseurs reviennent en crinolines et canotiers, avec panier à provisions, filet à papillons et petit chien, bonjour le Déjeuner sur l'herbe, de Manet, ils étalent leur nappe et trinquent à notre santé : merci, on aurait préféré rester jusqu'au bout dans le climat d'angoisse. Mais on ne va pas chicaner des gens qui nous ont offert un si formidable moment de théâtre.

Sylvie DE NUSSAC
Le Monde
4 Décembre 1987