Il y a trois ans Mathilde Monnier, cherchant à retrouver l'évidence du geste, partait en Afrique. Elle créait une mémorable Antigone avec des danseurs du Burkina Faso, mêlés à ceux de sa compagnie. Tandis que les filles burkinabés s'en allaient, les garçons, Salia Sanon et Seydou Boro, restaient pour tenter l'aventure de Nuit. A ce jour la meilleure pièce de la chorégraphe. Le continent noir est, ici, celui des fantasmes. Sur scène, tout est d'abord indiscernable, opaque. Des écrans masquent des morceaux de corps qui apparaissent, disparaissent. Des lampes fixées en haut des cuisses, des bras, érotisent des visions incomplètes, saisies au vol. Rien de ce que l'on voit n'est ce que l'on croit. La liquidité d'une musique, entre balafon et gamelan, désépaissit les ténèbres, les silhouettes se précisent. Tout Nuit est organisé autour de l'idée de la bouche. Bouches qui happent, soufflent, murmurent. Bouches musicales, surréalistes, grand silence de l'inconscient hanté de cris. Bouche d'ombre de la scène elle-même d'où s'échappent à grandes enjambées des corps pressés, ou ralentis, prêts à toutes les rencontres. La vivacité des costumes portés par les femmes les désignent comme objets de séduction gants-serpents des reptiliennes, manchettes de satin rose vif, minuscules soutien-gorges bordeaux. Jamais pourtant Mathilde Monnier n'a fait preuve de plus d'invention pour les danses des hommes. Sa maîtrise et son plaisir à les mettre en scène portent la pièce. Est-ce l'influence de la beauté gestuelle naturelle des deux Burkinabés ? Le danseur, fondateur de la culture africaine, légitime magistralement la danse masculine si difficilement admise dans la culture occidentale. Bruno de Saint Chaffray, Herman Diephuis et Lluis Ayet s'imposent d'un bout à l'autre de Nuit, jusqu'à ce que Seydou Boro, éclairé par le phare de la bicyclette actionnée par Salia Sanon, se mette à bondir, agitant ses bras devant sa taille dans le geste ancestral de la femme qui trie le grain. Nuit est la réponse masculine à Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt. Près de dix ans séparent ces deux chorégraphies. L'Afrique est venue innerver le travail de Mathilde Monnier. La chorégraphe, membre du jury du premier concours de création panafricaine de Luanda (Le Monde du 24 novembre), a invité deux lauréats à venir travailler au Centre chorégraphique de Montpellier qu'elle dirige. Elle donne aussi à ses deux danseurs burkinabés la possibilité de dégager leur propre démarche. Mathilde Monnier affirme une générosité respectueuse des autres. C'est dans cet esprit qu'elle mène, à Montpellier, des ateliers auprès d'enfants autistes.
Dominique FRETARD
Le Monde
2 Décembre 1995