Mathilde Monnier n'est pas partie en Afrique imaginer " Pour Antigone " parce que l'état de la danse, ici ou ailleurs, la déprime. "ON ne comprend que ce que l'on veut. Je parlais de mon propre essoufflement, du besoin urgent d'aérer mon regard. J'avais vu les danses de force du Burkina-Faso, en France. J'ai eu l'envie d'aller voir sur place. D'autant que ce pays, ni très beau, ni très exotique, a une tradition de danse et de musique très riche, parce qu'il regroupe de nombreuses ethnies. Les danses de grâce, opposées aux danses de force, réservées aux hommes, ont retenu mon attention. Je suis allée également au Mali organiser des stages en vue de passer des auditions. La sélection s'est effectuée selon la capacité des danseurs à endosser les rôles d'Antigone, à avancer dans leur propre technique, à inventer, à se prendre en charge. Cinq danseurs extraordinaires se sont imposés. Nous sommes même partis à la recherche d'une petite fille de douze ans que nous avions vu danser dans la rue, à Ouagadougou. Et, nous l'avons retrouvée. Elle incarne le côté enfantin du caractère d'Antigone. " Ces danseurs m'ont apporté la force de leur certitude. Quand ils improvisent, ils produisent une chose terminée, très pure, très immédiate, qui comprend tout à la fois : la forme, le rythme, l'émotion, le temps, l'espace. Les Européens, je les ai choisis pour leur ouverture d'esprit, leur faculté à se laisser aller, à oublier l'intellect, l'analyse. De mes anciens danseurs, j'ai gardé Xavier Lot et Joel Luecht, auxquels se sont joints une Hongroise, une Allemande, et un Français. On dit que la danse contemporaine s'est construite avec le sol, à l'inverse de la danse classique. Eh bien, ce sol, comparé à la danse africaine, manque singulièrement de matérialité. Tandis que les Européens retrouvaient leur spontaneité, les Africains apprenaient à décoder leur pouvoir rythmique instantané. Zani Diabate, d'une lignée célèbre de griots, est le musicien de cette création. Il danse aussi. " Le personnage d'Antigone ne leur a posé aucun problème. La famille, l'obéissance, les histoires d'empoisonnement, rendent cette tragédie très proche. Quand le président Thomas Sankara a été assassiné, il a été immédiatement enseveli, dans le plus grand secret, afin que le peuple, qui l'aimait, ne puisse organiser des funérailles. Une compagnie, à l'époque, voulut monter Antigone. Elle en fut empêchée par le nouveau pouvoir. Depuis, la tragédie a été réhabilitée. Danseurs africains et européens se sont rejoints à Brest. J'avais peur du mimétisme des uns envers les autres. Les Africains sont capables d'intégrer en un clin d'oeil un geste, un mouvement. Ils peuvent aller où ils veulent. Ils sont sur la terre mais ont des capacités d'envol prodigieuses. Une force de bond que leur envierait le meilleur des danseurs classiques. " La création s'appelle Pour Antigone, c'est une variation sur le personnage. Les Africains m'ont indiqué d'autres interprétations tant ils savent intégrer l'humour dans le tragique, métamorphoser la douleur, la prière, par la conception même qu'ils ont du temps, donc de la mort. Au cours de ce travail sur la folie, certains partaient loin, au bord de la transe. Salia Sanou, par exemple, qui a été initié. J'ai rencontré des danseuses inouïes, les " trembleuses " ! Des danseuses qui arrivent à faire trembler chaque parcelle de leur corps. Elles se mettent de dos, à dix centimètres de vos yeux, et, hop ! c'est parti. Rien ne saurait les arrêter. La chair se transforme en matière en fusion. " J'ai envie d'avoir, à nouveau, une compagnie, des danseurs permanents. Je suis en attente d'une réponse de la ville de Montpellier pour, à la suite de Dominique Bagouet, prendre la direction du Centre chorégraphique national. L'autre candidate est Catherine Diverrès. Je ne vois pas cela comme une succession. Le vide de Dominique est là pour toujours. "

Dominique FRETARD
Le Monde
17 Juin 1993