"Voyage polyphonique à travers des lieux utopiques", selon Mathilde Monnier. Les lieux de là poursuivent leur trajectoire. Après le Théâtre de la ville de Paris, les deux premières étapes de ce projet ouvert sont présentées au Festival d'Avignon. Mathilde Monnier invente une passionnante acuité un espace où le collectif est lieu d'appui du singulier. Elle évoque ici les motivations, les questions et les enjeux d'une "forme chorégraphique" qui s'affirme comme une mise en tension entre masse et individu, identité et différence. Depuis 'Nuit', pièce qui coïncide dans le temps avec son arrivée à la tête du Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc-Roussillon (en 1993), Mathilde Monnier n'a cessé de remettre en chantier les processus d'élaboration de sa danse et, partant, les enjeux et la pensée qui sous-tendent désormais son approche du chorégraphique. Ses responsabilités au sein du Centre ne sont pas sans donner lieu à des questionnements, ainsi qu'à des effets directement repérables sur son propre projet artistique. Dialogue approfondi, au cour du processus d'élaboration d'une ouvre, avec une des artistes les plus attentives au devenir du champ chorégraphique contemporain. À quel moment avez-vous entrepris ce projet des Lieux de là, et à partir de quelles motivations, de quelles interrogations ? Mathilde Monnier : C'est toujours difficile de connaître la genèse d'un projet. D'une certaine manière, chaque pièce advient à partir de la précédente... Il y a d'abord des nécessités qui se font jour, au fil d'un travail, permanent et finalement assez solitaire, de la pensée. Il s'agit de dégager progressivement des éléments, des motifs, de les repérer, de les identifier. À partir de quoi ? eh bien... à partir d'un travail physique dans le studio par exemple, à partir de moments d'écriture. De moments de lecture aussi. Et dès que certaines lignes de force commencent de se dessiner avec plus de netteté, un premier temps de collaboration s'engage. En général, c'est d'abord avec Annie Tolleter (scénographe, collaboratrice de longue date de Mathilde Monnier) que ce temps de discussions et d'échanges se produit. Cette participation active d'Annie dès les premiers moments d'élaboration est d'évidence liée à l'espace, qui constitue pour moi une préoccupation initiale. Je suis incapable de penser un projet si je ne pense pas l'espace conjointement. Il faut que l'espace, que sa "couleur", puissent arriver très tôt. C'est déterminant. Quelquefois, à partir de certains échanges, Annie Tolleter réalise des maquettes afin de visualiser certaines pistes de travail. Quelquefois, ce sont d'abord des matières que l'on essaie, que l'on expérimente. Il y a entre nous une forme de complémentarité, de complicité aussi, tissée au fil du temps. Et puis ensuite, ou parallèlement, vient le temps du studio. J'y travaille longuement, seule. Quelquefois des mois entiers. Même si cela ne "produit" rien. Le plus souvent, rien ne demeure de ce qui s'y est tramé. C'est en cherchant corporellement que la pensée chemine. Les intuitions, les idées se précisent au fur et à mesure. Et ce n'est qu'ensuite que j'entreprends le travail avec les danseurs. Avec eux, repérez-vous des processus de travail récurrents d'une pièce à l'autre ? Non. En fait, les choses n'ont cessé de se modifier. Je suis d'abord passé par des étapes qu'on pourrait dire "classiques" dans les échanges avec les danseurs. Et puis certaines approches se sont approfondies. Ce qui, peut-être, tend à devenir récurrent, c'est le fait que je collabore souvent des temps courts avec eux. Deux semaines ensemble, puis un arrêt d'une semaine par exemple. Il s'agit de laisser s'effectuer une sorte de dépôt. Que ce qui a surgi dans le studio "travaille" autrement pour chacun. Le temps d'élaboration, loin de se limiter à ce qui se produit dans le studio, me paraît de plus en plus lié à ces phases-là, d'intégration, qui cheminent différemment. Après-coup. Lorsque vous arrivez dans le studio en compagnie des danseurs, commencez-vous par leur parler, par évoquer des pistes de travail, des idées ? Ou bien s'agit-il d'engager directement une recherche de matériaux cinétiques ? Pour certaines pièces, on engageait d'emblée un travail des corps. Mais à l'occasion des Lieux de là, on a plutôt travaillé à partir de certains mots. C'est une pièce qui a donné lieu à beaucoup d'échanges de paroles. J'interrogeais, j'attendais d'eux qu'ils me répondent - ce qui n'a rien d'habituel dans mon travail... On pouvait par exemple parler ensemble pendant une heure, parfois plus. Ensuite, on improvisait pendant une durée semblable, sans discontinuer. Après quoi on parlait encore, et la journée commune était terminée. Trois heures, pas davantage. Certaines séquences des Lieux de là ont été confiées à des improvisations. Quels ont été les cadres de contraintes définis en amont de chacune ? J'ai beaucoup de mal à me rappeler ces choses-là... et comme j'oublie, je remets les choses en chantier à l'occasion de chaque nouveau projet... C'est comme lorsque j'enseigne : une fois le cours donné, j'oublie... Lorsque les points d'appui sont des mots, ces mots doivent être susceptibles d'une traduction physique, en même temps que les moteurs d'un déploiement d'images propices à une appropriation singulière de la part de chacun. Par exemple, le mot "place" a donné lieu à toutes sortes d'explorations. C'est un mot spatial. Comment cherche-t-on, comment se crée-t-on une place dans un groupe ? Dans un espace réduit ? Ce type de mot, en fait, tient lieu d'embrayeur. Cela permet à tous de frayer des possibilités et d'engager certaines situations de corps. Je me souviens avoir aussi évoqué le "carnaval". Mais ce qui en est résulté procédait trop d'une sorte de folklore attendu, stéréotypé. Il a fallu laisser reposer ce qui s'était produit à partir de ce mot-là, "carnaval", puis le reprendre plus tard, autrement. Plus les termes employés sont abstraits, plus leur potentiel en termes de traductions corporelles est vaste, riche. Rétrospectivement, pour ce dernier projet, je réalise que le fil d'Ariane, a été la question de l'être-ensemble. Comment être ensemble ? Et sur quoi ? Pour quoi ? Il y a eu des pistes : essayer d'être ensemble dans la lenteur des corps au sol, dans une très grande proximité de tous les corps par exemple. À partir de là, explorer des trajets, des situations permettant à chacun tour à tour de sortir du groupe pour y revenir ensuite. Ce sont des indications très simples, élémentaires presque, mais propices à une telle recherche. Récemment, à l'occasion d'un colloque qui réunissait des danseurs et des philosophes à l'Ecole normale supérieure, vous faisiez état des lectures qui ont contribué à orienter votre propos... En effet. Il y a eu 'La communauté désouvrée' de Jean-Luc Nancy, et puis 'La communauté inavouable' de Maurice Blanchot. J'ai esquissé des lignes de travail à partir de ces lectures. Mais assez vite, je me suis aperçue que ni l'une ni l'autre n'étaient instrumentalisables dans un pareil cadre. Que cette notion de "communauté" n'était pas génératrice de formes pour les danseurs. Qu'elle était bien, comme le souligne Nancy, "irreprésentable". La communauté, on ne la met pas sur un plateau, elle intraduisible scéniquement. Pour les danseurs, elle était plus un facteur d'égarement que d'élucidation. À l'inverse, 'Masse et puissance' d'Elias Canetti, qui est réputé un ouvrage d'idéologie, ou qui thématise la question de l'idéologie, via la sociologie et l'ethnographie, traite curieusement les rapports de masse d'une manière qu'on pourrait qualifier de très "physique". C'est un livre qui recèle de nombreuses images, lesquelles offrent des points d'appui très concrets pour un travail de mouvements. Ses analyses de mouvement de foule me paraissent à cet égard exemplaires. De nombreuses correspondances sont apparues par rapport au travail que l'on avait commencé. C'est un texte qui a dû compter pour certains des danseurs engagés dans ce projet. Mais ça, c'est invérifiable. Je ne sais pas ce que chacun lit pour soi-même dans ce que je propose. Certains, je crois, lisent très peu. D'autres, au contraire, beaucoup. Ça me fait penser à ce que dit Godard des textes qu'il donne à lire à ses acteurs. Il est toujours furieux de remarquer que tous ces livres confiés aux techniciens, aux acteurs, à l'ensemble de ses équipes ne soient jamais lus, que nul n'en dise rien... J'ai apporté plusieurs fragments issus de la série dite des 'Désastres' de Goya, ces dessins, ces gravures qui figurent des corps amalgamés, enchevêtrés, liés aux désastres de la guerre. Et, pour Salia Sanou, il me semble que ça a compté jusqu'à un certain point dans ce qu'il a proposé ensuite. D'autres textes ont été mis à contribution pour Les lieux de là ? J'ai proposé un très bref extrait de Beckett, 'Se voir", tiré de 'Pour finir encore et autres foirades'. C'est une écriture incroyable, comme tous les textes de ce recueil : chacun recèle en puissance la matière possible pour plusieurs pièces... Ce texte-là, je sais que beaucoup l'ont lu, et Eric Wurtz, qui crée les lumières de mes pièces, s'en est servi comme d'un appui. On y retrouve thématisée la question de la place, mais cette fois par rapport à la mort. Je réalise d'ailleurs qu'étrangement, cette question de la place ne cesse de faire retour dans mon travail. Déjà, à l'époque de Pour Antigone, elle était omniprésente. Mais c'était plutôt dans la perspective du deuil, qui hante littéralement toute la pièce. Antigone, c'est la question de la place, appréhendée à partir d'une position radicalement solitaire. Il y a un très beau texte de Derrida là-dessus. Dans Les lieux de là, la place en tant que question croise celle de la masse en tant qu'étendue des corps, en tant que "tas" aussi. Le "tas" comme vous dites, évoque cette séquence surprenante où les corps sont enchevêtrés les uns les autres : une mêlée horizontale, en appui sur le sol, où ce ne sont plus à proprement parler des corps qui se repèrent, mais des morceaux, des bouts. Il y a là quelque chose qui, n'était le mouvement qui le parcourt, pourrait vite évoquer la décomposition d'un amas cadavérique. La question de la forme, telle que vous la déployez en son mouvement, passe par un recours paradoxal à l'informe ; au sens où Bataille a pu insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une absence de forme, mais toujours déjà d'un certain travail de la forme. À propos de ce "tas", une coïncidence m'a frappé. On a pu l'apercevoir dans au moins trois autres projets chorégraphiques : l'un dans la pièce que Meg Stuart a réalisée avec Gary Hill l'an dernier, l'autre dans le "Namenlos Projekt" que Xavier Leroy a présenté à Berlin à peu près au même moment, et le troisième "Herses" (une lente introduction), de Boris Charmatz. C'est à partir de questionnements vraisemblablement différents que ce "résultat", sensiblement analogue, est advenu. Pour autant, il s'agit à chaque fois, me semble-t-il, de questionner les figures possibles (ou impossibles) de la communauté, en l'appréhendant sur ses bords... Je n'ai jamais vu ça sur scène, et c'est pourtant comme s'il s'agissait de quelque chose de directement issu ou provenu de l'inconscient. Je me suis rendu compte que beaucoup de gens sortaient du spectacle avec cette image-là. Et puis, en les questionnant, il est beaucoup plus difficile de discerner ce que chacun y a vu... Au départ, c'est très simple. J'ai proposé que l'on travaille ensemble de différentes façons à partir de la notion de magma. Ce n'est qu'ensuite que les choses se sont complexifiées, problématisées. Un jour qu'il s'agissait de revenir à cette exploration, certains m'ont dit : "mais on l'a déjà fait". Oui, certes... mais il me semblait qu'il y avait tellement de champs possibles à partir de cette donnée presque abstraite... Ce qui m'intéresse le plus avec ce "magma", c'est qu'il ne s'agit pas d'une "forme", à proprement parler. C'est plutôt de l'ordre d'une disposition, qui permet justement d'engager un questionnement actif de la notion de forme en tant que telle. Je me souviens avoir particulièrement mis l'accent sur les détails liés aux différentes conduites du mouvement, aux différentes qualités de rapport possibles entre les corps, à partir d'une situation donnée. Que l'informe puisse être compatible avec la possibilité du geste quotidien, par exemple. Il ne s'agit pas d'appuyer ou de souligner chacune de ces occurrences gestuelles, mais plutôt de les laisser affleurer. D'ailleurs, ces gestes sont souvent improvisés : tel enfile un bonnet de couleur, tel autre, un peu plus tard, embrasse le pied d'un autre... Des éléments différentiels ? D'une certains manière, oui. C'est chaque fois comme des traces individuelles, singulières, qui viennent scander tangiblement cet emmêlement, cette masse agglutinée et qui court sans cesse le risque d'une indifférenciation des corps. C'est une mise en tension entre masse et individu, identité et différence. Mais à l'évoquer ainsi, je réalise que ça ne correspond pas à mes intentions initiales, qui se sont en quelque sorte trouvé déportées au fil du travail. Je tendais, au départ, vers la possibilité d'une masse complètement informe. Mais le processus en a voulu autrement... Ne pas laisser aux danseurs leur place d'individus, c'était trop violent. Annuler l'interprète en tant que tel, c'est impossible de s'y résoudre... Comment pensez-vous que les interprètes l'ont vécu ? Ils étaient très contents, tant que ça relevait de l'improvisation. C'est le moment de composition à partir des improvisations qui leur a été douloureux, je crois. Ça devenait beaucoup plus difficile... Et comment interprétez-vous cette difficulté-là, du passage d'une situation improvisée à une situation composée, chorégraphiée ? Elle opère différemment pour chacun. Pour moi, cela pose tout le problème de l'indifférencié. Quelle peut-être la nécessité d'être présent sur une scène si c'est pour être dans l'indifférencié ? C'est une problématique lourde pour chacun... Pour revenir à votre question, je crois que la difficulté rencontrée par les danseurs dans ce passage de l'improvisé au composé tient au plaisir très grand éprouvé par chacun durant la première phase. C'est drôle : je me souviens qu'ils ne cessaient de me dire : "Ah, c'est tellement bien, on était tellement ensemble...". Et puis on a regardé les vidéos de ces séances d'improvisation, en sorte qu'ils puissent juger par eux-mêmes de ce qui était visible, pour s'extraire d'un privilège des sensations et qu'ils fassent l'épreuve d'une situation objectivée. Sur une trentaine d'improvisations, il n'y en avait que deux durant lesquelles ils étaient réellement "ensemble", où chacun participait d'une projet manifestement commun. Et ce qui m'importait alors, puisque j'assume la responsabilité artistique de ce qui va être perçu sur scène, c'était moins la question de la sensation que chacun pouvait ressentir, plutôt que celle de ce qui se manifestait en réalité... Mais on pourrait dire que c'est une des difficultés récurrentes qui tient précisément au travail de l'interprétation en danse : comment réduire cet écart plus ou moins grand qui se tient entre le senti et le manifeste ? Comment élaborer une logique de la sensation telle qu'elle puisse permettre la coïncidence entre sensation et réalité du mouvement ? C'est une affaire complexe... Je suis toujours très attentive à ce que les danseurs disent de leurs sensations dans le mouvement. J'y accorde une grande importance, et même une grande confiance. Il y a toujours quelque chose de juste dans ce qui est ressenti de l'expérience du mouvement. Du coup, dans mon travail, n'interviennent pas des formes qui feraient abstraction de cette dimension sensationnelle, qui seraient plaquées au-dehors. Ce qui est en jeu dans le travail chorégraphique, c'est plutôt quelque chose de l'ordre d'un va-et-vient dialogique entre travail des sensations et travail des formes, entre ce que vivent les danseurs et ce que je perçois de ce qui résulte des expériences qu'ils conduisent. Le jeu du dialogue intervient constamment, à différents niveaux et selon différentes modalités. Et il est indispensable, sinon on sombre dans la manipulation pure et simple des interprètes, qui sont alors réduits à n'être plus que des exécutants. Pour Les lieux de là, je me suis beaucoup adressée au groupe tout entier, plus qu'à tel ou tel en particulier. Ça tient à la nature même de ce projet : je ne cherchais pas à développer avec chacune d'entre eux telle ou telle potentialité singulière. Le groupe en tant que tel a constitué le soubassement de chaque questionnement et de chaque processus mis en acte. Certains danseurs ont pu me dire, à différents moments, qu'ils avaient la sensation de ne pas avoir beaucoup "avancé" avec le travail de cette pièce. Mais je fais le pari inverse. Je suis convaincue qu'ils ont au contraire trouvé accès à d'autres possibilités, insoupçonnées d'eux-mêmes jusqu'alors. Simplement, il s'est agi de mettre en ouvre d'autres potentialités qu'on laissait jusqu'alors inexplorées ensemble. Par exemple le rapport à l'effacement, le rapport à ce que chacun concède ou non de soi-même aux autres sur scène, le rapport de chacun à la possibilité de constituer un groupe, à la possibilité d'être ensemble, le rapport du don de soi à une situation collective, etc. Et puis, cette question, transversale : que portons-nous de notre rapport à la masse ? C'est une autre intelligence de la scène, des motivations de la présence sur scène qui est en jeu. Cette question - comment être ensemble, avec d'autres, dans un même espace et dans un même temps -, question éminemment politique, d'où vient qu'elle survienne maintenant dans votre projet de chorégraphe ? Cela tient étroitement à cette difficile responsabilité que je tente d'exercer à la tête du Centre chorégraphique de Montpellier, à ce que j'y fais. C'est lié à l'exercice d'une équipe qui tente, ensemble, d'élaborer et de faire exister un projet collectif. C'est lié à l'histoire aussi, à des proximités qui sont expérimentées depuis un moment déjà, et qu'on est sans doute en mesure d'afficher un peu plus aujourd'hui. C'est non moins lié à la question de la dette : je suis en dette à l 'égard de tous ceux avec lesquels je travaille depuis maintenant un certain temps. Mais ça apparaît maintenant. En d'autres termes, je ne suis pas devenue chorégraphe toute seule. J'ai toujours travaillé avec les mêmes gens, ils m'ont suivie, je les ai suivis, on s'est suivis. Et aujourd'hui, quelque chose de ça se pose, se dépose sur scène. Pourtant, de nouveaux danseurs ont rejoint votre équipe à l'occasion de ce projet. Ça participe autrement de ce que je suis en train de dire : cette équipe, éprouvée et consolidée au fil des expériences partagées, n'a rien de figé, de forclos ou d'exclusif. Et cela aussi, peut-être dit quelque chose d'aujourd'hui. Il y a dans cette ouverture, cette porosité, quelque chose de contemporain, davantage que durant les années quatre-vingt. On commence de nouveau à s'autoriser de penser à la possibilité de situations collectives. J'ai vécu à la fin des années soixante-dix. C'était le moment où l'on commençait à se défaire des situations et des idéologies du collectif autogéré, ou de ce qui, dans ces idéologies, avait fait long feu. Et je crois qu'il redevient possible de s'investir dans des projets de type collectif. Autrement, à partir d'autres nécessités. J'ai vécu activement les années 80, le surgissement de cette nouvelle scène de la danse contemporaine. J'en ai été une des actrices, tant comme danseuse que comme chorégraphe. Durant ces années, la revendication individuelle se clamait haut et fort, par nécessité. On commence à être soulagé aujourd'hui à l'égard de tout ça, et du coup on s'autorise à requestionner ce positionnement individuel depuis une autre posture. On est désormais face à la possibilité, à la nécessité sans doute aussi, de réinventer des situations collectives, qui interrogent en actes de nouvelles modalités d'être ensemble, justement. Il faut être attentif à questionner les choses depuis les situations que l'on est amené à vivre, concrètement. En tant que directrice du Centre chorégraphique national, quelles sont les priorités que vous vous êtes assignées ? Depuis trois ans que nous sommes arrivés dans notre lieu, les Ursulines, j'ai beaucoup travaillé aux projets artistiques qui étaient prévus de longue date. Il me fallait inscrire quelque chose localement de mon projet, tout en développant d'autres activités pour faire exister ce Centre en exploitant ses ressources au mieux, dans un souci d'ouverture propice à la nature du tissu chorégraphique existant. Il a fallu que je me familiarise avec cette réalité, en me mettant à l'écoute du milieu professionnel, qui s'est considérablement développé depuis quelques années. Il y a une géographie de la danse contemporaine à Montpellier chaque année plus importante, et il s'agit de tenir compte de cette donne, de sa richesse et de ses attentes. Je réfléchis à un certain nombre de mesures pour qu'existent des possibilités nouvelles qui répondent à ces attentes et à ces besoins. Outre les cours ouverts aux professionnels, dispensés quotidiennement au sein du Centre chorégraphique, nous avons créé un cursus professionnel qui accueille chaque année des danseurs déjà formés, auxquels il manque ce complément d'expérience pour se couler dans les projets artistiques qui les intéressent. Par ailleurs, des manifestations régulières sont présentées dans ce lieu, qui permettent d'éclairer la nature singulière des expériences conduites dans le champ de la danse contemporaine. Il est d'ailleurs urgent qu'un autre lieu de studios soit construit à Montpellier, qui puisse être mis à disposition des compagnies pour lesquelles il s'agit d'un réel besoin. Ce lieu devra être autonome par rapport au Centre chorégraphique. Tous ces axes de réflexion et d'action devraient permettre de structurer une situation telle qu'elle soit le plus propice possible à la nature de cette géographie chorégraphique. Je ne laisserai pas derrière moi une coquille vide, un outil qui n'aurait de raison d'être que pour les seuls besoins de l'artiste qui en a la charge. Propos recueillis par

Christophe WAVELET
Mouvement
Juin/Septembre 1999