Pièce éminemment politique et contemporaine, Déroutes, créée jeudi, mériterait d'être montrée plus souvent On n'aura capté de Déroutes - ouvre contemplative et pensée comme une satire de l'absurde et du conformisme- que des images en mouvement, impossibles à fixer dans un cadre tranquille. Le public, tantôt dans l'ombre, tantôt en pleine lumière, étant ainsi mis en demeure, à intervalles irréguliers, d'être partie intégrante des scènes qui se déroulaient devant lui, en pleine frontalité. Ce cas d'interpellation des destinataires de l'ouvre, si fréquent au théâtre et aussi dans les arts plastiques, est suffisamment rare en danse pour qu'on en pointe l'originalité. Et la pertinence. Le sujet, il est vrai, traitant du tragique attaché à l'humaine condition en l'absence de Dieu (idée chère à Büchner, inspirateur du propos), impliquait une démarche intérieure qui relève de la polémique, ou de l'engagement. Certainement pas de l'indifférence ou de la distanciation consensuelle. Et pour en symboliser l'acte de gestes nécessaires, chez les danseurs : la marche. La marche, et ses contraires (soubresauts, figures d'excellence ou de chute, impulsions folles à la limite du déséquilibre), choisis comme un moyen de rendre lisible l'aventure humaine, soumise aux accidents d'une histoire qui tend, aujourd'hui comme hier, à submerger son libre-arbitre. Quelque chose comme la menace latente d'une dictature, pas moins. Philosophique, pas facile, dérangeant, déroutant, mais aussi roboratif, lumineux, comique et sensible: Déroutes apparaît ainsi, davantage encore que d'autres chorégraphies de Mathilde Monnier, comme une création conçue " à la température du temps". La scène ? La boîte noire du Corum, pleine largeur, un tuyautage et une haie de capteurs sur ses marges, pour dessiner un parcours de combattant où le jeu d'obstacles guide un Herman Diephuis qui aurait pris des leçons de parole chez les dadaïstes belges (Broodthaers, par exemple) : imperturbable, cocasse, provocateur. A lui, la ligne souterraine de l'absurde. A ses côtés, Dalila Kathir ululant des sons rauques, qu'erikm, aux machines, reproduit, triture et accompagne d'emphase assourdissante. La gravité est dans l'air, tout est comme dans les silences, en un climat qui tient du primitif et du savant. Alliance étrange: les dix autres interprètes, bien repérables dans leur spécificité (le nonchalant, le besogneux, l'obsessionnel, la fausse calme, la paisible, l'hébété avec sa bouée-tétine..) suivent leurs cours, s'évitent, se croisent. Corinne Garcia, enceinte, circule ici avec la calme logique du sang dans les veines. Bertrand Davy ploie, un bloc de glace rivé sur la nuque. Et, dans cette nef des fous, aussi foisonnante qu'un tableau de Bosch, s'insinue le commun élan d'un vrai départ, tous en position, avant de s'effondrer sur ses intentions, comme un aveu de faiblesse. Ce passage à vide instruit un salutaire ennui. Le temps de voir venir I-Fang Lin esseulée, oscillant entre mise au pas militaire et impossibilité, à son corps défendant, de s'y conformer. Car sa silhouette en marche, résolue et tendue, rappelle, en une image subliminale, l'opposition d'un manifestantt chinois sur la place Tien Ammen en 1989, face à un tank. Un symbole clair.
Lise OTT
Midi Libre
22 Février 2003