Ambiance boxon, murs lépreux et déjeuner sur l'herbe, " Mort de rire ", nouvelle chorégraphie du duo Monnier-Duroure est une succession secouée de tableaux annonçant une fin sans cesse reportée. Heureusement. Les deux inséparables qui ont intilulé leur chorégraphie : Mort de rire, se sont, à peu de choses près, comportés comme le jeune Albert Cohen devant une assemblée impitoyablement moqueuse : " Vous pouvez toujours rire, disait-il, dans cent ans vous serez tous morts. " Si l'on peut imaginer ce qu'une telle réplique, à la fois grotesque, macabre et juste, suscita de gêne, alors on peut sans peine prévoir le malaise dans lequel plonge la chorégraphie de Mathilde Monnier et François Duroure. Déjà, dans sa forme, la pièce porte la mort en soi. C'est une succession de tableaux, vivants faut-il le préciser, quoique irréels. Un genre habituellement peu prisé des chorégraphes en ce qu'il sectionne la danse, hachant toute fluidité par le menu. Mais l'infernal duo Monnier-Duroure l'aura voulue ainsi empoisonnée : une pièce où le couperet tombe dès qu'un plaisir s'installe, une chorégraphie où la fin, sans cesse annoncée, trouve toujours le moyen d'être différée, reportée, annulée : une ouvre en sursis. Lorsque la musique est lancée, sorte de symphonie avec des temps d'apnée, les lumières dela salle sont encore en veilleuse, en berne dirait-on, comme dans la Bérénice de Grüber. Un lupanar sort de l'ombre sans jamais y renoncer tout à fait : la vie entre dans la clandestinité. Airs tziganes pour l'ambiance, scène balayée par des flashes de gyrophares, ménageant des alcôves et révélant comme des filles du Crazy Horse, des corps lacérés par des hoquets de lueur, tatoués d'ombres et de lumières. L'enfer est une maison close. Renversée sur un canapé, une danseuse exhibe ses jambes. Mais ce n'est qu'un décor, la figuration théâtrale d'un séjour au fin fond de la nuit, une toile de fond où la mort joue à la maquerelle. Car les draperies, les plissés, les bergères tapissées n'occupent qu'un tiers du plateau. Comme à Beaubourg, pour l'exposition : Vienne, l'Apocalypse joyeuse, les tentures laissent apparaître toutes les structures qui les supportent ; au théâtre d'Angers où la pièce vient d'être crée : les projecteurs, les rampes, les cintres et, même, un mur lépreux. Le théâtre est, donc, dans le théâtre. Une misère en abîme de l'artifice, il est vrai déjà vu ailleurs, mais rarement, comme ici, pour accuser ce qui pourrait être " illusion tragique ", accompagnée du son enroué d'un vieil accordéon désaccordé. Sur le plateau, un véritable massacre : deux danseuses, quatre danseurs rivés au sol, privés d'élan, atterrés par quelque cataclysme dont le nom, imprononçable, est en fond sonore, suggéré par des bruits de nues dans un bouge ; si tel autre, dans un coin, mime le tapin, c'est qu'un corps qui se prostitue sent déjà le cadavre. Pourtant les danseurs ne sont pas costumés. Ni boa, ni plumes, ni fracs. Pour tous, filles et garçons, le même pantalon noir, soutien-gorge et bretelles de telle sorte croisées que, dos vers le public, le torse blafard des danseurs semble tressaillir sous des pattes d'araignée, tandis qu'ailleurs il leur arrive de quitter la scène à la façon des crabes, fuyants messagers d'angoisse. Tout ceci ne serait que noir d'ébène s'il n'y avait le contrepoint d'un folklore musical tzigane, roumain, italien, hongrois ou espagnol, qui laisse clairement entendre que si la scène est à ce point jonchée de morts, c'est pour rire. D'ailleurs, sur un plateau parfois devenu champ de bataille, d'imaginaires grenades sont dégoupillées, provoquant les dégâts que l'on imagine sur le corps des danseurs consentants ; sur les autres, la barbarie d'un tel jeu inspire la promesse d'une distribution de gifles. Bientôt cette fresque brossée en noir et blanc a épuisé toute sa photogénie ; le moment pour la couleur de faire une entrée magistrale sous l'espèce de capes en patchwork. C'est alors une mascarade qui rend tous les escamotages possibles : les danseurs disparaissent, corps et biens, réapparaissent sans qu'aucun des secrets de polichinelle utilisés pour ce stratagème ne nous soient épargnés. Et si, au milieu de la sarabande, un french cancan miteux s'improvise, c'est probablement que cette danse participe des même techniques de dissimulation, d'exhibition, d'expression corporelle impitoyablement désossée. Dansé comme dans un film muet, hors d'haleine, Mort de rire ne rappelle ni la chorégraphie proposée par Mathilde Monnier et Alain Rigout au concours de Bagnolet de 1985 (les danseurs s'y exhibaient avec des tranches de viande crue, allusion déjà macabre au corps souffrant de l'animal danseur) ; ni celle, non plus, qui valut sa renommée au duo Monnier-Duroure, best-seller chorégraphique intitulé Pudique acide et Extasis. C'est un autre propos, décousu, hoquetant ; l'exorcisme d'une terreur qui ne peut s'articuler, et que seule une danse macabre peut circonscrire dans la dérision. Les différents tableaux n'offrent pas toujours le moyen de les lier entre eux. La trame tient du nonsense et, comme telle, produit les effets poétiques afférents. Ainsi, est-on embarrassé pour raccorder au reste toutes les scènes où se produisent d'incongrus nageurs, vautrés sur le plateau comme pour une brasse hypothétique. C'est que, sans doute, la prédiction de l'enfant, jadis bafoué : " Vous pouvez toujours rire, dans cent ans, vous serez tous morts " a déjà eu lieu. La preuve en est : d'énormes poissons viennent bientôt joncher le sol comme de vieux fossiles témoignant du déluge. L'Olympia de Manet, explicitement citée dès le premier tableau, plonge, d'un coup, son ruban, son bouquet, sa Négresse et toute sa volupté crue, vingt mille lieues sous les mers. Le cabaret chavire, l'ordre des choses bascule dans le délire d'une conscience obnubilée par la mort. Pour ces corps tourmentés, le salut est-il encore possible ? Une fois le tableau de cette descente aux enfers brossé, les danseurs s'emploient à ranger leurs accessoires. On nettoie le plateau, on remballe le théâtre, on démonte les pans de drapés ; on lave même, à grande eau, le mur lépreux. Rideau. C'est alors que, dans cette pièce qui n'en finit pas de mourir, surgit, inattendu, un dernier tableau, isolé du reste de la scène par le rideau lui-même, situé au bord d'une rampe qui marque la limite extrême d'un réel jusqu'alors travesti : un Déjeuné sur l'herbe avec demoiselles, damoiseaux, canotiers, ombrelles et, même, un chien plus vrai que nature, héberlué par la pleine lumière inondant le théâtre, les lustres aillant quitté leur deuil. C'est à cet instant là, sans doute, que l'on pourrait entendre chuchoter le mot de l'enfant outragé : " Vous pouvez rire, dans cents ans vous serez tous morts. "
Brigitte PAULINO-NETTO
Libération
11 et 12 Avril