Quand la pointe du crayon enlace celles du danseur

C'est bien elle ! Sur la couverture de la BD dessinée par François Olislaeger et intitulée Mathilde, danser après tout, on la reconnaît illico. Pas de doute, ces longues jambes aux lignes cassées, cette attitude kung-fu qui fuse, ce pantalon rouge et tee-shirt noir, appartiennent à la chorégraphe Mathilde Monnier. "François dit que c'est à cause de mon nez qu'il a réussi à me dessiner, s'amuse-t-elle. Sans doute aussi parce que ma danse est très angulaire." À quoi Olislaeger rétorque en blaguant : "Je fais confiance aux grands nez ! J'adore la façon de danser de Mathilde, je suis en empathie avec elle. Et pour faire un bon dessin de mouvement, il faut le ressentir dans son corps, vivre la sensation pour pouvoir la reproduire."

Mathilde Monnier et François Olislaeger se sont si bien rencontrés qu'ils ont non seulement co-signé la bande dessinée mais décidé dans la foulée de mettre en scène un spectacle. Qu'est-ce-qui nous arrive ?!?, pièce pour vingt-deux amateurs, a été créée dimanche 23 juin, au festival Montpellier Danse. À partir des souvenirs de danse des interprètes, croqués en direct sur une immense toile blanche par Olislaeger à la palette graphique, Monnier déroule une fresque simple et joyeuse sur la magie intime du mouvement et la capacité du théâtre à filer un bon coup de fouet à la vie.


Un ping-pong parfois cocasse
Décor vivant, carnet de croquis, BD live, commentaires ou ponctuations visuels, les dessins jonglent avec le propos en induisant un ping-pong parfois cocasse entre les danseurs et leurs doubles de papier. Sur un autre ton, plus direct que celui de la pièce Is You Me ? (2008), imaginée par Benoît Lachambre et Louise Lecavalier avec le dessinateur-plasticien Laurent Goldring, Qu'est-ce-qui nous arrive ?!? est un mariage réussi entre le mouvement dansé et le jet du dessin.

Lorsque François Olislaeger évoque ses points communs avec Mathilde Monnier, il pointe d'abord les thèmes de la solitude, du groupe mais encore "sa façon de mettre en scène le hors-champ à travers une errance dans l'espace". Quand à son coup de crayon incisif, il semblait fait pour la ligne de danse segmentée de Monnier. "Elle a une façon de séparer chacun de ses membres de façon à la fois chaotique et harmonieuse", observe le dessinateur, collaborateur de différents journaux dont Le Monde et Libération.

C'est en 2005, alors qu'il était ouvreur au Théâtre de la Ville, à Paris, qu'il découvre pour la première fois le travail de Mathilde Monnier dans le spectacle Publique sur des chansons de PJ Harvey. Trois ans plus tard, il s'active sur le blog du Festival d'Avignon et dessine la chorégraphe dans le show 2008 Vallée, co-mis en scène avec le chanteur Philippe Katerine. "Je dessinais beaucoup pour la presse et cherchais un rebond par le dessin en faisant un pas de côté", se souvient Olislaeger.

Il demande à Mathilde Monnier de lui apprendre à danser ; elle l'invite à venir faire des croquis de répétitions au Centre chorégraphique national de Montpellier qu'elle dirige depuis 1994. "J'ai eu un choc en découvrant ses dessins", se souvient la chorégraphe. Elle lui propose de faire un livre sur ses spectacles, "mais avec de la fiction à l'intérieur qui retracerait notre dialogue et mon parcours".


Personnages de BD
Pour Mathilde, danser après tout, Mathilde Monnier et François Olislaeger sont donc devenus des personnages de BD. "C'est assez émouvant d'ailleurs de se reconnaître dans des positions de danse et même certaines mimiques", glisse Monnier.

Située dans les locaux du CCN, la BD les montre en train de converser, croiser les souvenirs de Monnier et le contexte de création de ses pièces tout en racontant les micro-événements quotidiens. "Pas tant pour ramener les choses à moi que pour montrer la difficulté de la danse au travail, insiste la chorégraphe. J'avais aussi envie à travers cette BD de souligner comment l'art prend son origine dans des lieux, des rencontres, des villes. Ramener du réel dans la création en quelque sorte."

Six spectacles sur la cinquantaine chorégraphiée par Mathilde Monnier depuis les années 1980 font l'objet de porte-folio minutieusement conçus et colorisés par Olislaeger. Jouant librement avec les contraintes de la BD dont il explose les cases, le dessinateur, qui compare la page blanche à la scène, use de tous les cas de figures pour la découper selon la spécificité des sujets abordés. Il télescope des dessins de tous les formats avec des pages entières bleues, jaunes ou vertes, sur lesquelles se détachent les silhouettes des danseurs.


Un fourmillement savant mais toujours limpide
Certaines planches flirtent avec le théâtre d'ombres chinoises ; d'autres préfèrent l'épure du trait noir sur fond blanc. Parfois, elles imbriquent dessins et textes – écrits par Mathilde Monnier – dans un fourmillement savant mais toujours limpide.

Pendant trois ans, la chorégraphe, sa compagnie et le dessinateur, "qu'une fascination réciproque rassemble" selon Olislaeger, ont beaucoup travaillé. S'il n'a toujours pas appris à danser, François Olislaeger a testé une nouvelle façon de faire son métier. Pour Qu'est-ce-qui nous arrive ?!?, il a répété avec les amateurs, concevant de multiples réponses à leurs histoires et leurs gestes. Comme un danseur, il a ensuite mémorisé ses dessins et leurs enchaînements.

À chaque représentation, il rejoue sa partition en direct avec sa palette graphique. À l'instar de la BD, dont les rythmes visuels et colorés, les jeux de plans et de profondeur de champ se révèlent d'une richesse palpitante, il investit les moindres coins de l'écran blanc. Sans jamais opacifier la présence des interprètes, encore moins perdre la lisibilité et la facture élégante de son dessin. Un trait de grâce.

Rosita Boisseau
Le Monde
25 Juin 2013