Soapéra, la matière faite gestes.

Présentée au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’Automne, la co-création de Mathilde Monnier et Dominique Figarella est une mise en danse du mouvement pictural. Les deux pratiques dialoguent jusqu’à la décision finale d’exposer la toile chargée d’une succession de gestes donnés par les «  inventeurs d’imaginaire  ».

Au fil des ans, Mathilde Monnier nous a habitué à ses multiples collaborations artistiques. Aussi diverses que son travail, elles accompagnent l’avancée d’une œuvre toujours en mouvement. De la performeuse La Ribot au chanteur Philippe Katerine, du philosophe Jean-Luc Nancy à l’Orchestre Philharmonique de Berlin, de l’auteure

Christine Angot à la musique de PJ Harvey, Mathilde Monnier s’engage dans un travail à plusieurs, un être-ensemble créatif. Soapéra est né de la rencontre avec le peintre Dominique Figarella ou plus exactement de la visite de son atelier. Son rapport au format, à la matière (chewing gum, sparadrap, plumes, …) mais surtout au mouvement lié à l’acte de peindre, intégré au tableau grâce à la photographie, et à cette réflexion sur le temps qui s’inscrit dans la toile a su convaincre Mathilde Monnier de s’attaquer au rapport toile-scène, peinture-danse, malgré le lourd héritage de la collaboration Cunningham-Rauschenberg.

La réflexion commune des deux artistes donne corps à une pièce visuelle, parcourue d’intuitions sensibles et forte de propositions. Dès l’entrée des premiers spectateurs, une énorme quantité de mousse est déversée sur le plateau qu’elle déborde légèrement. Une mousse particulièrement dense, lumineuse, d’une blancheur parfaite sur le noir de la scène. L’idée forte de cette pièce est résumée ici : la matière est à l’origine de la pièce, les danseurs seront directement aux prises avec elle. La danse commence à l’intérieur même de cette masse mouvante, les danseurs vont incorporer cette texture et la traduire en qualité de corps. Ils la regardent éperdument, ils la fouillent, en déplacent de larges plaques. Des images surgissent brusquement ou apparaissent en transparence. Des monstres, des spectres, des jaillissements. Les corps sont en transformation, ils s’adaptent et se débattent dans la densité de cette légèreté qui donne naissance à une respiration, à des mouvements différents.

Mais les premières difficultés du dialogue apparaissent à la fin de cette partie poétique et burlesque, effrayante aussi parfois. Comment faire poids face à la matière ? Lorsqu’elle occupe la scène, celle-ci à une présence inébranlable transmise aux corps qui se jouent d’elle. Ni machine monumentale ni dispositif capable d’augmenter la réalité, la mousse est fragile, aisée à déplacer ou à déformer par la présence humaine. Pourtant, l’exploration terminée, les danseurs semblent embarrassés par la traversée. On sent qu’il s’agit de conserver la mémoire de la plasticité de la mousse dissoute, d’en être chargés. Que peuvent écrire les danseurs à qui Mathilde Monnier rend un bel hommage en les déclarant «  inventeurs de gestes, de mouvements, mais aussi d’imaginaire » ? Comment représenter l’acte de peindre en étant à la fois images du tableau et déclencheurs de cet acte ? La réponse est fragile mais offre de très beaux moments et laissent une porte grande ouverte à l’imaginaire du spectateur comme face à une toile de Figarella, comme souvent dans les propositions de Mathilde Monnier.

Dans la seconde partie, l’acte même de peindre est mis en jeu et on n’échappe pas à des figurations, un jeu d’acteur parfois gênant. Les corps ne peuvent disparaître et accéder à la neutralité des différents matériaux utilisés par le peintre. Face à l’ampleur du défi – transposer la démarche d’un artiste plasticien sur toile aux dimensions d’un plateau – les danseurs s’affairent autour de la toile. Malgré l’extrême plaisir à voir une danse d’une telle précision se dessiner dans le corps des danseurs, la pointe d’un omoplate correspondre si parfaitement au poignet, quelque chose manque. Figure à lui-même, le corps ne peut que demeurer figuratif, insoluble dans la composition. Il faut toutefois se souvenir de la qualité particulière du solo de I-fang Lin lorsqu’elle danse devant le grand rectangle blanc, support du tableau à venir. La précision, la richesse de ses gestes et la subtilité avec laquelle elle conserve en elle la mémoire de la mousse est saisissante. Du plaisir du partage lorsque des éclats de mousse arrivent dans la salle. Le moment fort qui retient Thiago Granato au sol, à la merci d’un autre qui ne le libère pas en partant.

La pièce est riche de toute une collection de matériaux qui se sédimentent et permettent à chacun de faire sa toile, de créer son tableau, d’utiliser cette « surface de projection sensible  » offerte par les deux artistes montpelliérains. Avec cette proposition exigeante et généreuse, intelligente et risquée, ils nous donnent champ libre. A nous de construire afin de retenir cette pièce qui n’échappe pas aux difficultés qu’elle s’est choisie.

Marie Juliette VERGA
Danzine, pour la danse - 4/12/2010