Mourir sur scène
Mathilde Monnier - Pavlova 3'23''
Dans Pavlova 3'23", la chorégraphe Mathilde Monnier s'inspire d'une pièce mythique, La Mort du cygne de Fokine, pour réfléchir à la représentation de la mort sur scène, et indirectement au "destin tragique de la danse". Neuf interprètes remarquables en composent l'insoutenable paradoxe.
Chorégraphe exploratrice, Mathilde Monnier croise la danse aux domaines les plus divers depuis plus de vingt-cinq ans : contexte du bidonville (Pour Antigone), autisme (L'Atelier en pièces), jazz (Signes extérieurs, avec Louis Sclavis), littérature (La Place du singe, avec Christine Angot), musique pop (2008 Vallée, avec le chanteur Katerine). Pour sa nouvelle pièce Pavlova 3'23", c'est la mort, ou plus exactement sa représentation, qu'elle convie sur scène, en prenant pour point de départ une pièce mythique, La Mort du cygne, chorégraphiée par Mikhaïl Fokine en 1907 pour Anna Pavlova, sur une musique de Camille Saint-Saëns.
La mort du mouvement
Œuvre à la fois ultra-célèbre et énigmatique, La Mort du cygne est emblématique d'une certaine idée de la danse. Techniquement difficile, ce solo abstrait d'un peu plus de trois minutes, sans décor et en partie improvisé par la Pavlova, brisa en son temps les règles de la danse classique, avant de devenir une pièce de gala pour prima ballerina, avec tous les clichés que cela implique. Pour Mathilde Monnier, c'est avant tout une extraordinaire variation sur "la mort du mouvement", ou plutôt sur un mouvement qui ne veut pas mourir.
Eternel paradoxe inhérent aux arts dits "vivants" : représenter la mort sur scène est a priori impossible. Une fois le rideau baissé, chacun sait que le danseur ou le comédien se relèvera pour venir saluer... Ce que le spectateur peut voir, en revanche, c'est l'agonie, le mouvement pendant sa propre mort. Car un mouvement inanimé, ça n'existe tout simplement pas...
Interrogée sur la mort récente de Pina Bausch et Merce Cunnigham, Mathilde Monnier dit aborder ici, quoiqu'indirectement, "le destin tragique de la danse, le vide après soi" qui est la fatale issue des pièces chorégraphiées, malgré les tentatives de conservation (partitions, films ou Time Capsules de Cunningham). C'est donc plutôt un acte de résistance, vitaliste et non mortifère, auquel on assiste.
Life goes on...
Ironiquement, la chorégraphe réinvestit une pièce sur la mort qui hante encore la danse. Elle n'a pas choisi pour cela l'hommage littéral, en plaquant une esthétique désuète sur des corps contemporains. La musique, détournement à partir de la partition originale de Saint-Saëns (que l'on entend au milieu de la pièce, comme point focal), a été confiée à cinq compositeurs (Rodolphe Burger, eRikm, Gilles Sivilotto, Heiner Goebbels, Olivier Renouf) qui se sont chargés de l'étirer et de la déstructurer, pour former une suite parfaitement homogène, unifiée par le crépitement du mouvement de deux immenses rideaux de plastique noir tendus de chaque côté de la scène. Pavlova 3'23" se découpe en séquences qui sont autant de "fins". Entre chacune, une désagréable sonnerie retentit, qui rappelle les neuf danseurs sur le plateau. Immobilisés, ils sont pris de spasmes avant de s'écrouler brutalement, sans pathos. L'un d'eux émerge et entame un solo qui est, à chaque fois, une manière différente de "faire la mort" sur scène.
Mathilde Monnier prend pour point de départ la personnalité de chacun, quatre danseuses et cinq danseurs, pour mettre en valeur leurs qualités d'interprètes. Ainsi la Taïwanaise I-Fang Lin reprend, en chinois, les propos de la ballerine Maïa Plissetskaïa sur La Mort du cygne, avant de danser la douleur physique du solo. Julia Cima sursaute comme un animal blessé sur des équilibres, puis dans un mouvement tourbillonnant comme un souffle continu, des accessoires circulent de l'un à l'autre. Cecilia Bengolea, perchée sur pointes, chante d'une voix brisée les paroles de Mourir sur scène de Dalida, avant que son corps ne se casse en torsions douloureuses. Puis c'est Julien Gallée-Ferré qui rit de la mort, avec son grand corps mince peint de lignes noires, désarticulé comme le squelette d'une danse macabre médiévale.
En forme de fin à toutes ces fins, Mathilde Monnier a voulu montrer, dit-elle, "une communauté qui se ressoude, ou comment ce qui reste en vie devient plus intense". Tous en scène, les danseurs, par duo ou trio, soutiennent le corps de l'un des leurs, dans une ronde infinie. Rodolphe Burger chante un poème de John Giorno, écrit en hommage à la défunte beat generation : "Once upon a time, these friends loved each other very much (…) They kept on dancing, and they danced away all their flesh and skin, until there was nothing left but their bones (…) Life goes on... ". La vie, le mouvement, continuent.
Pavlova 3'23", de Mathilde Monnier, par les danseurs de la compagnie du CCN de Montpellier, au Théâtre de la Ville, Paris, jusqu'au 6 février, puis en tournée (notamment les 9 et 10 février à De Singel, à Anvers, et au TNB de Rennes du 2 au 4 juin)
Magali Lesauvage
Fluctuat.net - Février 2010