La fratrie en cent postures
Avignon, envoyée
spéciale. Mathilde Monnier crée à Avignon Frère et Soeur (1).
Directrice du Centre chorégraphique national de Montpellier, l’artiste
donne aussi la Place du singe, à quatre mains avec l’écrivain Christine
Angot, dont nous avons traité récemment. Avec Frère et Soeur, Mathilde
Monnier relance les dés d’une façon neuve. Sur le plateau, (il y en a
trois en vérité, dont deux de dimensions réduites), les interprètes
entrés d’un côté, s’immobilisent, certains de dos, la tête tournée vers
nous, avant de disparaître de l’autre côté, avalés par une monumentale
boîte noire en feutre, fendue sur les quatre bords pour permettre
entrées et sorties. Recrachés par cette énorme matrice, les corps comme
en une loterie aléatoire, doivent cohabiter dans un même espace.
Corps-à-corps D’emblée, à sec, ils s’empoignent à deux ou trois, se
castagnent sans ménagement. La scène centrale, éclairée de haut, prend
des allures de ring. En bande-son (Erikm), du free-jazz, sonorités
électroacoustiques riches en cuivres, met la danse hors d’elle. La
stridence de cette musique excite un sentiment spectaculaire de
désordre visuel sans concession pour les habituelles figures
d’ensemble. À la place se jouent des empoignades par petits groupes, où
l’on se file des coups de savates, de poings, baffes, judos et cheveux
tirés, impulsions mouvementées, avec des visages aux traits tendus. La
violence, d’abord simple jeu du chat et de la souris, gagne en vigueur,
la musique en volume, après un bref retour par la boîte noire avant le
passage à tabac généralisé. Certains, cette fois, ont le visage masqué.
Coups bas et coups tordus pleuvent : têtes faussement dévissées, doigts
écartant les bouches, jambes essorées. On admire l’occupation parfaite
de l’espace. Le regard des spectateurs détaille, qui un groupe, qui
l’autre, musarde comme devant un tableau au rendu minutieux, avec
intrigues à la clé. Ce qui se joue sur le plateau est aussi précis
qu’une métaphore en poésie. C’est d’une grande simplicité de fond et de
forme, sans anecdote, ni maniérisme. Après la mêlée, les danseurs
disparaissent de nouveau dans la matrice, en ressortent tous vêtus à
l’identique, chemise blanche, pantalon sombre, une perruque de cheveux
crépus sur la tête. Les gestes cette fois s’apaisent. Une femme, au
centre, est supportée par deux hommes. Le désir bientôt gagnera du
terrain sur un mode sexuel de plus en plus affirmé. Pour l’heure, être
ensemble paraît relever du déni de toute singularité, fût-elle
vestimentaire. Même dénominateur commun du costume, fraternité incarnée
par les cheveux crépus qui évoquent, sans doute, le métissage.
Expression sexuée Il y a de l’unisexe là-dedans, de l’androgyne. La
parole est de la partie, dite au micro qu’on se passe à tour de rôle.
Le sexe s’y fait entendre, sans ambiguïté, au diapason avec la danse,
élargie cette fois aux deux petits plateaux. À jardin, un homme, une
femme se donnent des baisers sur la bouche, le ventre. Des postures
plus tendues claquent. L’éventail ouvert des échanges entre sexes va
jusqu’au triolisme. L’amour se recycle en brèves rencontres où le désir
ne se marchande pas, a l’air d’un dû. Troisième passage dans la boîte
noire qui s’ouvre. À l’intérieur, un jeu de glaces, des costumes ; une
loge de théâtre retournée comme un gant. Troisième séquence. Les corps
jouent leur partition en électrons libres, chacun dans son coin. De
temps à autre se forment des coalitions autour d’une figure centrale,
telle cette jeune femme aux seins nus, entourée d’individus tenant des
perches à bout de bras. La communauté se reconstitue-t-elle autour d’un
leader ? La mise en commun obéit donc à une hiérarchie, sinon le centre
c’est « moi, moi, moi », crie l’un deux au micro. Mathilde Monnier,
habile dialecticienne des corps, retourne les situations. Elle a le
secret du cheminement, de la mutation, possède un art de signifier du
singulier avec du multiple, à la fois clair et troué d’énigme, qui font
d’elle une des grandes artistes de la scène chorégraphique actuelle.
Avec elle, pas de provocation mais une sensible prise de risque, que
d’aucuns, trop habitués à la grosse machinerie des larmes et des cris,
ne peuvent reconnaître car ils en ont été assourdis. (1) Frère et
Soeur, de Mathilde Monnier, dans la cour d’Honneur du palais des Papes,
à 22 heures, jusqu’au 27 juillet.
Muriel Steinmetz
L'humanité
23/07/2005