Quand la pensée prend corps Mathilde Monnier
Mathilde Monnier. La chorégraphe qui cherche et trouve a bouclé, au Théâtre de la Ville, la boucle de ses Lieux de là.
Mathilde Monnier, qui dirige depuis 1993 le Centre chorégraphique national de Montpellier, a présenté (du 30 novembre au 2 décembre) les Lieux de là au Théâtre de la Ville. Chorégraphie à étapes, dont deux parties - les Non-Lieux et Dans les plis - ont déjà été montrées, l’ouvre se clôt aujourd’hui sur un troisième et dernier volet. Intitulé Quelque part, quelqu’un, il prend appui sur la poésie d’Henri Michaux.
Mathilde Monnier explore des zones troubles, travaille sur les silences de l’autisme, analyse au plus près " le processus mental de l’enfermement ", cette forteresse d’invention par laquelle l’individu se retranche du monde. C’est donc à Montpellier, dans un ancien couvent de trois mille mètres carrés, qu’elle affûte une ouvre aiguë qui tourne sans cesse autour du " Comment être ensemble ? " et dont les retombées symboliques ont à l’évidence rapport au social et au politique.
Dans les Lieux de là, une danse radicalement neuve opère à rebours des procédés connus, fussent-ils contemporains. Un guitariste assis occupe le fond d’un plateau nu. Côté jardin, il y a pas mal de cartons d’emballage. Côté cour, des interstices, entre deux grands panneaux de bois brut, ménagent entrées et sorties des interprètes. L’individualité n’est pas niée, certes, mais elle doit se dissoudre dans le groupe, s’agréger à un amalgame de corps sans queue ni tête. Le moindre porté convoque quatre à cinq personnes, embrassées par celui qui les soulève. La prise de conscience, par le spectateur, du caractère indissociable des corps prend du temps. L’oil doit s’habituer à voir des êtres qui ne se quittent pratiquement jamais d’une semelle. L’énergie circule tant et si bien au sein de chaînes humaines que les corps, une fois livrés à eux-mêmes, gigotent comme autant de morceaux du tout. Un vers de terre coupé en quatre par un enfant cruel n’agirait pas autrement. Quelques danseurs, extraits de l’ensemble, foncent tête baissée dans les cartons. Les corps sans chef s’agitent dans le vide ; vagues bouts d’êtres, bons à rien une fois sortis de la mêlée. À des sacs gris, un temps déposés en bord de scène, font pendant les créatures gisant au sol, quasi chiffons, qui signifient un emmêlement inextricable. Cela tiendrait d’un énorme bloc de chewing-gum fibreux, parfois étiré dans le vide avec des filaments de jambes et de bras. Et l’on dirait que ça bout à petit feu. Immobile, un tel agrégat serait à considérer comme une sculpture en viande humaine.
Mais Mathilde Monnier ne monte pas l’image en épingle. Elle désigne une tension. On s’identifierait volontiers à la chorégraphe en palpant la masse des yeux, lorsqu’un danseur prend en charge notre désir de toucher, en rajoutant un corps sur le dessus, comme une pelletée de chair dans la gueule d’une locomotive à vapeur.
Avec Quelque part, quelqu’un, ensuite, c’est l’esprit qui prend littéralement corps sous l’espèce de pans de feutre gris, déroulés d’un bout à l’autre de la scène. Sont-ce des lamelles géantes de matière grise découpée ? Mathilde Monnier exhibe la pensée dans son appétit d’être. Belle audace. La troupe ne danse plus mais semble traîner après elle des pans de mémoire encombrante, étirée puis ramassée, comme un déchet, un envers d’existence qui freinerait l’action. Ces bandes d’étoffe investissent l’espace, chacun ayant la sienne à charge. C’est dire si l’individu, une fois extirpé du groupe, n’a d’autre issue que de se replier sans allant sur lui-même, la tête comme empoissée de réflexions pesantes. Ce ne serait plus " Je pense donc je suis " de Descartes, mais " Je pense donc je pense ". La réflexion solitaire prolifère, à vide (avide ?) en son propre exercice mortifère et tous se prennent les pieds dans ses méandres concrétisés.
Muriel STEINMETZ
L'humanité
7 décembre 1999