Mathilde Monnier - dehors dedans interview)


Mathilde Monnier, chorégraphe et ancienne élève de Merce Cunningham, se joue des idées reçues. Son parcours, en rupture, le prouve : les transformations profondes qu'elle a insufflées au Centre chorégraphique de Montpellier témoignent d'une volonté farouche et irréductible. Sa dernière pièce, Signé, signés, s'attaque avec bonheur au dernier tabou de la scène : la sexualité.


Discrète et généreuse, Mathilde Monnier n'a jamais eu à c'ur de se forger un style ou de peaufiner son image. Seul l'intéresse le brassage des expériences, tant humaines qu'artistiques. De Pudique acide et Extasis (1985), ses premières pièces, à Signé, signés, on pourrait tracer une ligne médiane qui soutient chacune de ses créations et leur donne une tension dynamique, lorsque le dehors de la danse expose le dedans qui l'anime.

Ainsi peut-on voir Signé, première partie du diptyque Signé, signés, en hommage à Merce Cunningham, dont elle suivit l'enseignement à New York dans les années 80, ainsi que celui de Viola Farber, interprète de la première heure dans la compagnie de Cunningham. Une référence absolue dont Mathilde Monnier ne peut que se détacher, reconfigurant les notions d'autonomie chères au couple Cage-Cunningham en les distribuant à travers tous les éléments de la représentation, danseurs compris.

Dans des cages disposées sur une installation de postes de télévision, des mandarins lancent leurs trilles, résolument indifférents aux pas des danseurs ; le vidéaste Karim Zeriahen filme en direct tous ces drôles d'oiseaux présents sur le plateau, y compris le musicien Erik M., platiniste et sculpteur de sons...

Un processus creusé dans la seconde partie, Signés, à travers l'exploration plurielle et masculine de la sexualité, grande absente du corps dansant. Tout est vu à travers ou à partir d'un trou, image vidéo manipulée en temps réel, sur les interprètes comme sur le plateau et la bande de latex qui le scinde horizontalement. Ce trou où dedans et dehors se dissolvent, le temps d'un passage, d'une séparation.

C'est ce temps de passage que traverse aujourd'hui Mathilde Monnier, chorégraphe de Signé, Signés, et directrice du Centre chorégraphique national (CCN) de Montpellier, où elle impulse de nouveaux projets après avoir récemment dissous sa compagnie.

Autant dire qu'elle est l'exception qui confirme la règle, selon laquelle la vingtaine de Centres chorégraphiques nationaux créés voici vingt ans est indissociablement liée aux chorégraphes qui furent alors nommés et sont toujours en place, une génération plus tard. A Montpellier, des changements internes sont peu à peu rendus visibles. Ce n'est pas une révolution, mais une évolution lucidement accompagnée, dont quelques événements font signe, comme la parution prochaine d'un livre réalisé avec le philosophe Jean-Luc Nancy, Dehors la danse (éditions Rroz).

Dans le texte d'introduction, Jean-Luc Nancy s'interroge sur le sens de la danse, et passe rapidement sur l'évidence d'une réponse qui assigne l'art chorégraphique au sens du mouvement, pour conclure par ces mots : "Le sens de la danse est le sens de la séparation dans le bond qui l'ouvre et qui la franchit."

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Après sept ans passés à la tête du CCN de Montpellier, comment ton travail de création a-t-il évolué ?

Mathilde Monnier –: Paradoxalement, je me suis sentie plus libre. Le fait qu'on me fasse confiance m'a placée dans une prise de risque plus grande. N'étant pas soumise à la pression du marché comme les compagnies indépendantes, je me suis permis d'être plus radicale dans mes choix, de travailler sur des temps plus longs. Je suis quelqu'un qui fonctionne en équipe, qui a besoin du groupe, de la confrontation, de la divergence, de la mise en place d'un espace critique. Ici, j'ai pu constituer une compagnie, solidifier une structure.

Qu'est-ce qui t'a poussée à vouloir impulser les nouveaux projets du CCN de Montpellier, qui marquent une rupture radicale avec l'utilisation de cet outil par les chorégraphes qui les dirigent ?

Au bout de sept ans, il est temps de faire un bilan. L'événement Potlatch initié lors du dernier Festival de Montpellier et qui invitait de nombreux artistes, de toutes disciplines, et le public à diverses formes d'expérimentation à partir de la notion du don et de l'échange, a certainement été déclencheur de toutes les transformations. Ce fut une espèce d'explosion sur le multiple : le Centre pouvait se retourner, l'intérieur s'offrir à l'extérieur et se redéployer. Quant à moi, j'ai besoin de trouver un autre fonctionnement qui soit essentiellement tourné vers l'invitation à d'autres artistes, d'une manière pluridisciplinaire. Le projet sera mis en place dès septembre et se déploie selon cinq axes : les Hors-Série, qui seront des mini-Potlatch et qui proposeront des rencontres mensuelles avec le public ; les Résidences d'écriture et de recherche chorégraphique qui permettront à des artistes de travailler sans l'obligation d'une production et de croiser la danse avec d'autres champs artistiques ; l'invitation d'un chorégraphe à l'année dont le travail n'est pas encore suffisamment repéré (Laurent Pichaud, chorégraphe installé à Nîmes pour 2001) ; le soutien à la recherche théorique et à l'édition qui débute par un état des lieux en France comme à l'étranger, dont Christophe Wavelet a la charge ; et la formation professionnelle des danseurs que nous avons démarrée il y a cinq ans et dont je suis particulièrement fière. C'est la seule alternative offerte aujourd'hui aux danseurs hors des conservatoires et de l'école du CNDC d'Angers. On l'a fait sans l'aide de l'Etat ; ce sont des programmes Qualification professionnelle qui appartiennent à la région. Tu peux faire boulanger, maçon ou danseur...

La formation dure six mois, pendant lesquels dix-huit élèves travaillent avec des chorégraphes ou d'autres artistes et apprennent à se responsabiliser. On a des résultats hallucinants : 60 % des effectifs ont déjà été engagés. Pour moi, c'est le c'ur du Centre, l'âme du lieu. Je ne pourrais plus imaginer un Centre sans des jeunes au milieu qui bousculent tout, qui interrogent.

Pourquoi avoir dissous ta compagnie ?

Je crois que cette notion de fidélité à un chorégraphe, en tant que directeur de compagnie, est désuète et ne me semble plus en adéquation avec l'époque et la façon dont les danseurs fonctionnent. Ceux qui m'ont accompagnée sont presque tous devenus chorégraphes ; il n'y a plus lieu qu'ils soient assujettis comme permanents. Ça me permet de leur donner de nouvelles responsabilités dans le Centre, non plus en tant que danseurs permanents, mais en tant qu'artistes invités sur des projets précis et de renvoyer cette invitation à d'autres artistes. Toutes les transformations initiées au Centre viennent de ce rapport aux danseurs qui est central pour moi. Si je n'y touche pas, je ne peux toucher à rien d'autre, c'est cela qui est structurant pour moi. Il fallait casser cette barrière très cérémonieuse, du type maître à élève, pour instaurer un rapport de collaboration. C'est vrai qu'il y a une famille qui s'effondre mais il faut sortir de ça, la famille Monnier, la famille Gallotta... Dorénavant, je vais fonctionner sur des projets. Toute l'idée du Centre repose sur ça : qu'on ne l'identifie plus sur une personnalité avec sa compagnie mais que ça s'articule sur un projet avec des branches pluridisciplinaires. Et des branches qui ne viennent pas forcément du même tronc. Je ne participerai d'ailleurs pas aux projets mis en place la saison prochaine, mais je vais me consacrer encore plus à la formation des danseurs et aux rapports avec le public. Une année, non pas sabbatique, mais de regard.

Ce titre, Signé, Signés, a-t-il un lien avec tous les changements déjà impulsés et communiqués quasiment après coup ?

Il y a de ça ! Mais c'est aussi une pièce qui fait signe. La première partie était une commande du Festival de Vienne pour l'été 2000 et je l'ai entièrement refaite pour la création du diptyque. C'est une pièce légère, un poème chorégraphique qui fait signe de certaines choses de mon histoire avec Merce Cunningham, alors que Signés fait référence à mon histoire et à celle des danseurs : comment l'espace de la danse est un espace disciplinaire, construit sur des interdits, des tabous, qui formate le corps au point qu'il soit totalement asexué. La sexualité y est toujours présente mais jamais parlée. Dans Signés, on se repenche avec beaucoup de légèreté sur nos formations personnelles et la façon dont on a traversé ces interdits. Pendant dix ans, on t'apprend à ne pas bouger les hanches quand tu fais un développé et puis, après, on te parle du dehors toute la journée ! La technique de Cunningham, c'est ça aussi : la hanche ne bouge jamais. Finalement, la danse contemporaine a fait évoluer les choses mais elle a aussi reproduit ce formatage des corps, autrement.

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A Paris, au Théâtre de la Ville , du 20 au 24 mars, tél. : 01.42.74.22.77 et à Strasbourg, Pôle-Sud, les 3 et 4 avril , tél. : 03.88.79.30.03.

Fabienne Arvers
20/03/01