Du malheur d’être bourgeois
Montpellier, envoyée spéciale.
Pour ses vingt-cinq ans, le festival Montpellier Danse ne lésine pas
sur les temps forts (1). Ligne américaine la semaine dernière (dont
Biped, de Merce Cunningham), centres chorégraphiques nationaux ces
jours-ci. Ainsi ceux d’Aix (Angelin Preljocaj), de Rennes (Catherine
Diverrès) et de Montpellier (Mathilde Monnier) présentent-ils leur
dernière création. On a déjà pu voir Arrêtons, arrêtez, arrête, de
Mathilde Monnier et Christine Angot. Elles remettent le couvert, huit
ans après, avec la Place du singe. On en redemande tant s’invente là,
non sans étoffe, une espèce de mise en boîte de la bourgeoisie par deux
fortes personnalités qui en sont issues et qui s’avèrent l’une
fascinée, l’autre désireuse de renier ses origines. Cela se fait, à
l’aide d’une voix d’abord, celle de Christine Angot, et d’un corps,
celui de Mathilde Monnier, deux artistes que la bourgeoisie, justement,
« adoube ».
un récit écrit à la pointe sèche
Cette fois donc, celle qui danse et celle qui écrit, celle qui se tait
et celle qui parle trop, soulèvent leur écorce intime, ouvrent leur
sphère privée. Pas de conversation proprement dite sur la scène mais un
échange sans cesse ambivalent. Christine Angot ne mâche pas ses mots,
elle va droit au but, pointe du doigt ses racines sociales via le père
écrivain et incestueux. Mathilde Monnier vient d’une famille
d’industriels alsaciens de Mulhouse. Cela ne la subjugue pas, bien au
contraire.
Christine Angot, assise à son pupitre, un stylo et des feuilles à la
main, disserte pour deux, esquisse des généalogies, montre de loin des
photos, prononce une conférence sur le thème qui leur est commun. Fine
mouche, elle interroge : « Mathilde ne s’est jamais sentie bien. On ne
se sent donc pas bien dans la bourgeoisie ? » Il y a une différence
d’aspect frappante entre les deux interprètes. Christine Angot, vêtue
de bleu marine (très BCBG, cette couleur effacée), est tout de même
très physique. Quoique assise, elle martèle son texte, scande ses mots,
qui font boule de neige, les jambes à l’équerre, surtout pas croisées
comme il faut. Le corps s’exprime chez elle comme malgré tout. Sa
complice en mouvement s’affirme radicalement autre, met en joue les
spectateurs. En pull rouge, le doigt sur une gâchette imaginaire - des
balles sifflent sur la bande-son -, elle signifie avec force la
subversion de toutes les règles familiales, avec un côté Action
directe. Veut-elle flinguer tout le monde ? « Arrête ! » lui dit
Christine Angot, dont le texte est alors à moitié recouvert par les
gesticulations de l’autre. La danseuse, à moitié nue, couine et se
frotte les yeux, lorsque sa partenaire affirme : « On ne pleure pas
dans notre milieu. Il n’y a que les bonnes qui pleurent. » Mathilde
Monnier prend pour cible le drapeau français. Elle se dénude
totalement, se juche sur un socle et le drapeau tricolore file entre
ses doigts de pied, comme si l’emblème républicain était la propriété
exclusive de la bourgeoisie.
Christine Angot, fêtée autant que brocardée, trouve ici la matière d’un
récit bien senti, écrit à la pointe sèche. Elle singe en grand les
travers d’un milieu qu’elle observe avec la précision de
l’entomologiste. « Le bonheur dans la reproduction du même, dit-elle.
Plus tard, les maisons, les vacances, pouvoir circuler. Des accès,
changer d’air, les clefs. » « Les familles de possédants ne font pas de
scène chez elles mais elles assistent toujours au pot de première,
après le spectacle. » Les jalousies, les rancoeurs, la névrose, la
sensibilité ravalée, le geste large quand il faut, les bons sentiments,
les promenades en famille au bord de la mer, dans la forêt. Mathilde
Monnier passe peu à peu du mutisme à la parole. Elle ânonne, pointe ce
texte fleuve où tout semble aller de soi, creuse, rétorque. Celle qui
ne parle pas mais danse donne ainsi beaucoup à entendre, comme on se
force à avaler une nourriture qui vous répugne. Elle endosse soudain
cette langue apprise, celle de ceux qu’elle renie. « Elle a peur de
devenir comme eux, dit Christine Angot, peut n’être pas loin, échappe
de très peu. » Les mots certes ne passent guère l’épreuve du larynx,
tandis que ceux d’Angot tonnent, coulent de source. On aime qu’en fin
de partie la mobile Monnier achoppe sur la langue qui lui barre la
route, s’assoit, pousse l’autre dans ses derniers retranchements, se
moque d’elle, fait remonter depuis le ventre une parole coincée.
grâce juvénile et érotisme immobile
Angelin Preljocaj a présenté sa version des Quatre Saisons..., de
Vivaldi. Les danseurs semblent officier au sein d’une cour de
récréation. On dirait de très jeunes sportifs, vêtus de shorts moulants
et de hauts roses, rouges, jaunes, verts. Au-dessus de nos têtes, dans
les cintres, passent et repassent de drôles d’objets, assez laids,
façonnés à la va-vite : un soleil maladroitement découpé dans un
carton, une grappe de raisin version XXL, des éponges dans un grand sac
en plastique, un ensemble de perruques, un gros nuage noir... («
chaosgraphie » signée Fabrice Hyber). Les dix interprètes dispensent
une grâce juvénile non sans un érotisme immobile, genre Kamasutra figé.
Les jeunes filles, au petit gabarit - beaucoup sont d’origine asiatique
-, sont ravissantes et efficaces. Les mouvements de groupe ont du jus
mais il y manque un réseau de correspondances, d’antagonismes. L’oeuvre
demeure ainsi prise dans les rets d’une signification un peu maigre.
Chacun des rôles tenus à grand renfort de costumes s’enchaîne selon une
logique proprement spectaculaire. Il s’agit, pour dire vite, de montrer
les variations du climat selon l’humeur du jour. Ainsi le sens du
spectacle se résume-t-il à changer de - vêtements. On verra donc, entre
autres, des hommes - grenouilles en panoplie vert pomme, des ensembles
en plastique genre Mickey avec masques très postnucléaires, ou encore
de forts jolis maillots de bain.
On a pu, en revanche, goûter au superbe Silent Screen, une création du
Nederlands Dans Theater 1, sur une chorégraphie de Paul Lightfoot et
Sol Leon, adossé à la musique Glassworks et The Hours, Why does someone
have to die ?, de Phil Glass. Un grand bravo à Tom Bevoort qui signe la
lumière. Silent Screen s’apparente à un voyage dans le temps et
l’espace via la vidéo. Celle-ci, diffusée sur trois panneaux, « creuse
» le mur du fond. Les interprètes, impeccables, évoluent sur fond de
mer en noir et blanc, puis de bois en hiver, avant de pénétrer dans la
pupille d’une petite fille surgie de derrière un arbre comme le Petit
Chaperon rouge du conte de Perrault. L’immersion dans l’univers
fantastique avec images à la Bob Wilson - une femme de dos, en robe du
soir noire dont la traîne épouse et couvre toute la scène - émeut car
les gestes demeurent sous-tendus par la musique lancinante, intensément
répétitive de Phil Glass. Cela donne du corps à l’ensemble.
beau, mais dans quel sens ?
On a en revanche moins aimé Anomaly Once, une création du jeune Jacopo
Godani, du Nederlands Dans Theater 1 toujours, mais là encore un grand
bravo à la lumière qu’il a conçue. Les interprètes évoluent en
mouvements amples, belle sollicitation du bassin, ondulation de tout le
corps qui semble germer à vue. Cela se passe entre des plaques de métal
qui coupent en deux les gestes ou les éclairent en lueurs christiques.
L’auteur, sans doute trop pris par ses créatures, perd le sens du
rythme en cours de route. Le spectateur, à bout de souffle, décroche en
se disant que c’est beau, finalement, mais dans quel sens ?
(1) Jusqu’à aujourd’hui. Numéro vert appel gratuit : 08 00 60 07 40. www.montpellierdanse.com
Muriel Steinmetz
L'Humainté
1 juillet 2005