Chorégraphe de danse contemporaine et directrice pendant 20 ans du Centre chorégraphique national, Mathilde Monnier est arrivée à Montpellier en 1994, sur un héritage à la fois riche et tragique, celui laissé par Dominique Bagouet, figure de la nouvelle danse française, disparu à 41 ans.
Quand elle postule à la direction du CCN en 1992, "c’est un peu par bravoure, c’est à peine si je situais Montpellier !", se marre-t-elle. "Je ne connaissais ni Jean-Paul Montanari, ni la situation de Dominique Bagouet. Je ne pensais pas être prise. Nous étions plusieurs, dont Trisha Brown (tout de même !) et Catherine Diverrès."
Au début des années 80, le centre chorégraphique régional de Montpellier est dirigé par le chorégraphe Dominique Bagouet qui crée le Festival Montpellier Danse.
En 1984, il devient un Centre chorégraphique national (CCN). Son décès soudain à 41 ans, en 1992 marque la fin d’un cycle, celui d’une Jeune danse française, un courant de danse contemporaine, né durant les années 1970, sous son impulsion et de quelques autres, Decouflé, Preljocaj, Carlson, Gallota ou Maguy Marin.
Nommée "à la manière de Georges Frêche"
Choisie, "peut-être, suite à une conversation déterminante avec Jean-Paul Montanari sur notre relation forte avec l’Afrique, qui marque un tournant visionnaire pour le festival", elle apprend sur le tarmac de l’aéroport de Montpellier que sa candidature est retenue. "J’ai été nommée à la manière de Frêche", se marre-t-elle, "c’est une énorme reconnaissance, une surprise !".
"En temps normal, c’est le Ministère de la Culture qui vous l’annonce ! Mais pas à Montpellier !". La ville n’est pas seulement"la surdouée", mais elle est aussi administrée par un baron de province toujours prêt à en découdre avec le pouvoir venu "d’en haut". Est-ce une foire d’empoigne qui s’annonce au quotidien ? Est-ce un boulevard de création qui s’ouvre devant elle ? Le couvent des Ursulines, temple de la danse, "c’est un peu une forteresse austère", elle entend "pousser les murs de l’Agora" et "profiter de l’endroit !".
Dans les années 80/90, "on pouvait réinventer l’institution, aujourd’hui, il y a moins d’argent, les choses retournent dans leur cadre. J’avais toute latitude pour faire ce que je voulais. Réinventer le CCN, c’était hallucinant ! On a créé des résidences de recherche, lancé des passerelles avec Montpellier Danse, une formation en master pour les chorégraphes, l’argent, ce n’était pas que pour ma seule compagnie".
Arrivée à pas feutrés
"À l’époque, le festival existe depuis une dizaine d’années", mais la succession s’annonce difficile. La chorégraphe parisienne de 34 ans, parachutée "plus jeune des directrices d’un CCN" arrive en appui sur ses orteils de danseuse, ou plutôt, à pas feutrés.
Au moins, Bagouet lui laisse-t-il un plancher de danse libéré du carcan classique ! Et "Les Carnets Bagouet" fondés par les danseurs de sa compagnie préservent-ils un patrimoine voué à l’éternité.
"J’étais un peu l’inverse de Bagouet, très expérimentale"
"C’est allé très vite, quand j’arrive quelques mois après sa disparition, en 1994, l’héritage est très lourd ! D’ailleurs son fantôme est toujours là, au studio", sourit-elle, "je l’aime bien, j’ai l’impression qu’il m’a soutenue, il y avait de la place pour deux, et même plusieurs ! C’était quelqu’un de généreux, curieux et il y avait beaucoup d’attente autour de lui. Son écriture était très précise, très chorégraphiée, ciselée, dans une forme de classicisme. Moi j’étais l’inverse, plus expérimentale".
Plus chaussette que chausson, alors que les CCN sont dédiés à l’expression d’un seul chorégraphe, Mathilde l’ouvre à deux battants, à la création, aux artistes, "c’était un support pour moi, un lieu de ressources".
Entre elle et Jean-Paul Montanari, une amitié indéfectible
Un journaliste tatillon a compté : "Il paraît que j’ai créé 50 pièces dans ma carrière !", s’étonne-t-elle.
Avec Jean-Paul Montanari, directeur du festival Montpellier Danse, "on échange, on collabore, on se prête ! La fusion dont on parle à l’heure actuelle entre CCN et Festival, elle existait de fait. On n’avait pas besoin de convention. On a traversé tant de cataclysmes que notre amitié s’est fortifiée. On s’engueulait, on se rabibochait beaucoup. Pour rien au monde je ne me serais fâchée avec lui. Le "mec" est incroyable, je le respecte énormément !".
Les collaborations se multiplient, "c’est naturel, pas un truc de carriériste". Sa danse est un carrefour de rencontres avec Christine Angot, Philippe Katerine, La Ribot, Claire Denis ou Philippe Katerine avec qui elle devra "monter le son". "On jouait à l’Agora, en plein match de foot, on ne s’entendait plus !".
Les moments de grâce, "comme l’était chaque première à l’Agora, des moments intense d’adrénaline" alternent avec les coups durs, que sont les grèves avec les intermittents en 2003, qui la laisse en coulisse la mort dans l’âme. "On devait danser le spectacle d’Alain Buffard, Mauvais genre", un hymne aux disparus du Sida. "La profession devait répondre au mot d’ordre de grève nationale", soutient-elle.
En danse, on vit beaucoup. On survit aussi, "il y a beaucoup de nos peines dans nos créations". Et d’engagement, comme c’est le cas avec sa dernière création, Black Lights.
Sur scène, 8 interprètes incarnent les récits de neuf autrices, dont les textes ont donné à la série choc "H24". "J’aime les pièces avec des femmes, travailler avec elles, je me rends compte à quel point c’est résilient avant d’être un acte politique, d’affirmer une sororité, une entraide, une énergie, on se comprend. Avec les hommes, il a plus d’ego, c’est plus compliqué. Les femmes résolvent tout ça par le travail !".
De 1994 à 2014, les années bonheur
De 1994 à 2014, année de son départ de Montpellier, et de sa prise de fonction à la direction du CND Centre national de la danse à Pantin, "ce sont 20 années de bonheur ! Chaque matin j’étais heureuse, consciente jusqu’au dernier jour. Et tellement fou…".
Elle revient en 2019 et investit la Halle Tropisme avec sa compagnie MM. Les micro-résidences qu’elle avait mises en place pour répondre à l’isolement des artistes et à l’absence de spectacle pendant la crise sanitaire se poursuivent dans le soutien de jeunes artistes, mêlant la danse à d’autres secteurs des industries créatives et culturelles. "Montpellier m’a construite. Ce n’est pas une ville au milieu du monde, c’est ma ville et je l’adore. Elle change c’est vrai. On change tous, moi aussi j’ai changé…".
Libérée des entraves institutionnelles (élevée au grade d’officier de la Légion d’honneur en 2023), elle est de nouveau au service de la création. "Plus jamais de direction", promet-elle. Pas même celle d’un festival de danse ? À Montpellier ? "On ne m’a rien proposé, et je ne demande rien". Ceci étant dit, "ce serait avec plaisir…".
Publié le 31/05/2024 à 08:01
VALÉRIE MARCO
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